Kelly Ann Laurin se souvient précisément où elle se trouvait quand elle a appris avec stupéfaction l’annulation des Championnats du monde de patinage artistique de Montréal, le 11 mars 2020. L’adolescente âgée alors de 14 ans était entourée de ses amis dans le coin-repas de l’aréna de Rosemère.

Quatre ans plus tard, jour pour jour, la toute jeune femme est assise aux mêmes tables blanches, surplombant l’une des deux patinoires, pour discuter de sa participation à la même compétition, rapatriée dans la métropole par Patinage Canada, du 20 au 24 mars. À sa gauche, son partenaire Loucas Éthier, portant un coupe-vent frappé du logo « Montréal 2024 », se remémore cette période trouble à la veille du grand confinement planétaire.

« Pour moi, la COVID-19, c’est un genre de gros trou noir », glisse le patineur de 23 ans originaire de Saint-Alphonse-de-Granby, dans les Cantons-de-l’Est.

À l’époque, le couple récemment formé revenait tout juste des Mondiaux juniors, en Estonie, où il avait fini 14e. Alors que les mots « nouveau coronavirus » commençaient à peine à circuler dans les médias canadiens, leur école respective ne savait que faire de ces élèves qui rentraient de l’étranger. Laurin et Éthier avaient obtenu une paire de billets pour assister aux Mondiaux prévus la semaine suivante au Centre Bell.

Mercredi après-midi et jeudi soir prochains, ce seront plutôt eux qui se produiront devant des milliers de spectateurs, dont au moins une cinquantaine de parents et amis, dans le cadre des programmes court et libre de l’épreuve en couple, sur la patinoire du Canadien.

Toute une expérience pour le duo qui n’en est qu’à sa deuxième saison sur la scène internationale. « C’est sûr que c’est comme : wow, mes premiers Championnats du monde sont chez moi, devant ma famille et mes amis ! s’enthousiasme Kelly Ann Laurin. Ça arrive une fois dans une vie ou ça n’arrive jamais. C’est un rêve qui se réalise. »

Ce baptême local impose-t-il une pression additionnelle ? « Non, vraiment, je vais seulement patiner comme je l’ai fait à chaque compé cette année, assure l’athlète originaire de Saint-Jérôme. Je veux avoir du plaisir et me faire confiance parce que je sais que je suis capable de réussir tous les éléments que j’ai à faire. »

Éthier opine avant de préciser : « J’ai beau me projeter, c’est dur de dire comment tu vas te sentir quand tu ne l’as jamais vécu. Quand je fais de la visualisation, c’est un mélange de grande compétition internationale et de championnat canadien, deux évènements qui ont des vibes complètement différentes. »

À leurs yeux, « rien n’accote » encore les championnats nationaux, où ils ont gagné le bronze en janvier à Calgary, ce qui leur a valu une première sélection pour les Championnats des quatre continents, où ils ont fini huitièmes le mois dernier à Shanghai. Avec le décalage horaire avec la Chine, ils ont eu l’impression de patiner dans leur petite bulle, ce qui contrastait avec l’effervescence des championnats nationaux, où tout leur monde est réuni.

Si un podium est hors de question à Montréal – cette pression incombera à leurs vétérans coéquipiers Deanna Stellato et Maxime Deschamps –, Laurin et Éthier ne sont pas là pour faire de la figuration. Leur meilleur pointage les situe au 15e rang sur les 24 couples retenus pour les Mondiaux.

« C’est rare qu’on dise ça, mais il n’y a pas d’objectifs de score ou de classement, explique Loucas Éthier. La compétition sera de très, très haut calibre, et ce sera une première pour nous. Comme aux Championnats canadiens, ce sera de livrer deux solides performances, nos deux meilleures de l’année. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Loucas Éthier et Kelly Ann Laurin à l’entraînement, le 6 mars, en vue des Mondiaux

« La perle rare »

Inspirée par ce qu’elle avait découvert à la télévision pendant les Jeux olympiques de Vancouver en 2010, Kelly Ann Laurin avait 5 ans quand elle a demandé à ses parents de l’inscrire au club de Saint-Jérôme. Peu après, elle a fait connaissance avec Stéphanie Valois, qui est toujours son entraîneuse à l’école Excellence Rosemère, dirigée par Yvan Desjardins.

Fils de l’entraîneuse Sonia Gougeon, Loucas Éthier, lui, est un enfant de la balle qui a posé des lames sur la glace alors qu’il avait à peine 3 ans.

« J’ai vraiment passé ma jeunesse complète soit à patiner, soit à attendre ma mère dans un aréna avec ma sœur ! », rigole celui qui assiste maintenant sa mère à titre d’entraîneur aux clubs de Bromont et de Cowansville.

Celle-ci a entraîné son fils en simple jusqu’à ce qu’il se destine à une carrière en couple, discipline qui l’attirait et convenait davantage à sa carrure (il mesure aujourd’hui 6 pi 1 po). Il a donc été pris en charge par Stéphanie Valois, qui commençait à développer une expertise pour le couple à Rosemère.

Après un titre national dans la catégorie prénovice en 2018, Éthier a perdu sa première partenaire. Il a fait 10 essais plus ou moins concluants avec des patineuses un peu plus âgées.

On cherchait la perle rare, on est passés à travers le bottin de Patinage Québec. On voulait être sûrs d’avoir essayé toutes les options parce que déjà, à 18 ans, Loucas avait ce je ne sais quoi qui nous laissait penser qu’il pouvait aller loin.

Stéphanie Valois

L’entraîneuse s’est finalement tournée vers Kelly Ann, connaissant son désir de patiner en couple. Celle-ci n’avait alors que 12 ans, ce qui faisait hésiter un peu tout le monde, y compris Éthier.

Kelly Ann Laurin confirme que la période d’adaptation a été délicate : « J’étais gênée, c’était parfois plus difficile, comme dans les chorégraphies où je devais être plus proche de lui. J’étais comme : nooooooon ! Mais j’aimais tellement la discipline de la paire que ça n’a rien changé [pour la suite]. »

De son côté, Éthier faisait comme si de rien n’était, persuadé que ce malaise initial se dissiperait après un certain temps : « Je n’étais pas à un niveau où j’y accordais tellement d’importance. Notre personnalité et notre état d’esprit à l’entraînement étaient tellement pareils que notre grande différence d’âge ne nous a pas tant affectés. Les deux, on était prêts à travailler quand on embarquait sur la glace et ça n’a pas changé. De toute façon, il y avait tellement d’éléments techniques à développer que je me disais que le reste finirait bien par venir. »

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La participation de Loucas Éthier et Kelly Ann Laurin aux Championnats du monde de Montréal n’est pas un acte de charité accordé au pays hôte. Ils se sont qualifiés en bonne et due forme.

Complices, sur la patinoire et à l’extérieur

Les jeunes Canadiens ont donc dû composer avec ce « handicap » à leurs débuts, cette différence d’âge, d’autant que la catégorie des couples est traditionnellement dominée par des athlètes qui ont la fin vingtaine ou le début de la trentaine.

Sur le plan technique, on faisait peut-être des choses super bonnes, mais c’est sûr qu’on avait moins le look de couple sur la glace

Loucas Éthier

À leur première participation à une épreuve du circuit Grand Prix, Skate America, à l’automne 2022, une affiche annonçait que Kelly Ann Laurin, qui n’avait pas encore 17 ans, était la plus jeune compétitrice, tandis que la plus vieille était Deanna Stellato, la revenante de 38 ans.

Cela n’a pas empêché Laurin et Éthier de remporter le bronze, derrière leurs coéquipiers canadiens, profitant, il faut le dire, de l’absence des Russes, bannis pour l’invasion de l’Ukraine.

« C’était complètement inattendu, témoigne leur entraîneuse Stéphanie Valois. Ils étaient quatrièmes après le programme court et ils ont juste livré un programme long super bon. Ils ont saisi l’occasion. Ils ont pris confiance à partir de ce moment-là. »

Kelly Ann Laurin a également grandi. À 5 pi 4 po, elle figure parmi les plus grandes de sa catégorie. Heureusement, Loucas Éthier, formé pour devenir pompier comme son père, a le coffre de l’emploi. Il faut le voir la porter d’un seul bras, tandis qu’il pivote sur ses lames avec l’aisance d’un Patrick Chan.

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« La différence d’âge est moins apparente, se réjouit Loucas Éthier. On se fait dire que la connexion sur la glace est bonne. »

Apprendre à rebondir

Avant le début de la saison, une sélection pour les Mondiaux de Montréal faisait partie des objectifs. La jeune paire a réussi son entrée en scène en établissant des pointages records personnels au Trophée Nebelhorn, en Allemagne. Après une autre bonne prestation aux Internationaux Patinage Canada à Vancouver, ils ont trébuché lors du programme court du Trophée NHK, au Japon.

« Une telle contre-performance ne nous était jamais arrivée », expose Laurin, qui a fait une chute sur le triple Salchow côte à côte et sur le triple boucle lancé. « Le résultat est attribué aux deux, mais c’est quand même moi qui étais tombée. Ç’a été difficile mentalement. »

Le lendemain, ils ont rebondi en réalisant une chorégraphie sans fautes. « Ce sont deux vrais compétiteurs, mais quand ça va bien, c’est facile, souligne l’entraîneuse. D’arriver à remonter sur la glace avec un programme long parfait, devant une salle comble de 10 000 personnes, au Japon, c’était assez impressionnant. »

Quand on les voit rire et interagir, leur complicité saute aux yeux, tant sur la patinoire qu’à l’extérieur.

« On a vraiment travaillé là-dessus, souligne Éthier. On est plus vieux aussi. La différence d’âge est moins apparente. On se fait dire que la connexion sur la glace est bonne. »

Leur participation aux Championnats du monde de Montréal n’est pas un acte de charité accordé au pays hôte. Non seulement se sont-ils qualifiés en bonne et due forme, « ils sont aussi dans la game », insiste Annie Barabé, qui fait partie de l’équipe d’entraîneurs avec Valois, Desjardins et Violaine Émard.

Il ne leur reste plus qu’à en profiter à plein, car on ne sait jamais ce qui nous pend au bout du nez.