Lors du dernier arrêt du Cirque blanc sur le sol québécois, le flamboyant champion en a mis plein la vue.

C’était il y a 30 ans, presque jour pour jour, en décembre 1993.

Alberto Tomba m’attend au bas des pistes, à Stoneham, à quelques jours des épreuves de slalom géant et de slalom de la Coupe du monde de ski alpin.

Les équipes s’activent à la station. La télé de Radio-Canada prépare une entrevue avec le skieur français Franck Piccard. TQS vient de débarquer.

« M. Tomba, bonjour… »

Lourdement appuyé sur ses bâtons, le triple médaillé d’or olympique de 26 ans lève à peine les yeux. Je tends la main, lui laissant peu le choix de me saluer. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à jaser en italien sur son walkie-talkie.

Alberto Tomba est de mauvais poil. Ou peut-être pas.

C’est dur à dire. Et je n’allais pas lui demander.

Devant moi, 200 livres de muscles, d’arrogance et de talent brut. Un demi offensif sur deux skis, mais en chaussons de ballet, capable de virages d’une remarquable finesse sur la neige…

Depuis son doublé aux Jeux de Calgary en 1988, en slalom et en slalom géant, c’est un abonné des podiums et sa notoriété transcende son sport. On l’appelle La Bomba, et pas juste parce qu’il est explosif sur ses skis. Sympathique et blagueur, il n’a jamais renié sa réputation de fêtard.

Mais ce matin-là, La Bomba a plutôt les airs d’un ours endormi.

Et comment conduit-on une entrevue avec un ours ?

On garde ses distances et on y va dé-li-ca-te-ment.

« How are you ? »

Après quelques questions d’usage au sujet de la station et du froid québécois, pour lesquelles j’ai droit à des réponses courtes (il a froid aux pieds), on monte dans le télésiège vers le sommet. Et là, comme par magie, il s’ouvre (un petit peu).

Les saisons sont longues, trouve-t-il. L’entraînement parfois astreignant. Et la pression… « Quand Tomba gagne, tout le monde m’adore. Mais quand j’arrive deuxième, les choses sont différentes. »

Et justement, à Stoneham, le skieur est en pleine léthargie. Trahi, dit-on, par son manque d’ardeur à l’entraînement, et par les tentations procurées par sa célébrité, Tomba ne gagne plus. Sa dernière victoire remonte à janvier, il y a 10 mois, une disette que la petite meute de journalistes italiens, qui le suit partout, ne manque pas de lui rappeler.

Pour La Bomba, autoproclamé « le messie du ski », tout ça pèse-t-il lourd ? Oui, mais non. Ce matin-là, il se justifie : « J’ai décidé que je ne ferais pas que skier dans la vie. »

Mais du ski, quand même, il allait en faire beaucoup encore… Et au sommet de sa gloire au milieu des années 1990, il sera plus riche que jamais, une star médiatisée et adulée dans son pays, épiée par une presse qui se délecte de son style de vie en Ferrari.

« Je manque de mots pour me féliciter », a-t-il déjà dit au terme d’une victoire. Comme l’a décrit un journaliste du New York Times, le skieur italien est un mélange de Muhammad Ali, de John McEnroe, de Magic Johnson et… de Casanova.

Vrai qu’il n’hésite pas à se vanter de ses conquêtes nocturnes. Il s’est aussi déjà fait interdire le départ d’une course à Lake Louise, après un incident à la remontée mécanique avec une skieuse et une altercation avec des employés de la station. Il aura aussi des démêlés avec le fisc.

Et il aura toujours, et surtout, le sens du spectacle. En 1998, quand Tomba annonce sa retraite, il tire sa révérence avec une victoire, à Crans Montana, en Suisse. Une 50en carrière. Son palmarès le place quatrième chez les hommes, derrière le meneur à ce chapitre, l’honorable Ingemar Stenmark (86), et plus loin derrière encore de l’Américaine Mikaela Shiffrin, qui dévalera les pistes ce week-end à Tremblant en quête d’une 91victoire.

Quand notre chaise arrive au sommet, Alberto Tomba se laisse glisser nonchalamment vers le départ du parcours d’entraînement. Quelques fans en skis l’attendent, silencieux, savourant le moment. Tomba la Bomba s’apprête à glisser sous leurs yeux.

Ciao, Alberto.

Quatre jours plus tard, il remporte le slalom de Stoneham. Au micro, il remercie les gens du Québec et offre un baiser « à toutes [ses] copines ».

« L’ordre a été rétabli dans le monde du ski alpin », écrit le Washington Post le lendemain.

L’ours était bien réveillé, et il n’avait pas l’intention d’hiberner.