Jasey-Jay Anderson fait partie du club sélect des médaillés d’or olympiques. Il a pourtant horreur des feux de la rampe. C’est pourquoi il préfère rester dans l’ombre, dans son repaire tranquille, à concrétiser ses idées. Comme dans une chanson d’amour, le refrain est enivrant, mais c’est chacune des notes de la mélodie qui orchestre son succès.

C’était à la mi-novembre, direction nord. Là où l’A15 devient la route 117, là où l’automne se change tôt en hiver. Quelques heures seulement avant la première neige. À Lac-Supérieur, près de Tremblant, il est impossible d’apercevoir le repaire de la famille Anderson de la route.

Une somptueuse propriété en bois trône au bout d’un chemin de gravier qui s’étale sur des centaines de mètres. À l’arrivée, un berger allemand femelle fou de joie tournaille autour de la voiture toujours en marche. Assise, la chienne attend. Son maître vient la rejoindre, vêtu d’une veste grise aux couleurs de son entreprise ICI Ski.

Une salutation de la main et un sourire rassurant ont confirmé l’exactitude de l’endroit. « Es-tu correct avec les chiens ? Parce que c’est sûr que tu vas finir avec du poil sur ton manteau », lance Jasey-Jay Anderson.

À droite du chemin, à côté de la maison principale, une demi-douzaine de sangliers courent dans leur enclos. Au loin, les poules se font entendre. Avant de commencer le tour de la propriété, excité par la saison de ski qui approche, Anderson pointe le mont Tremblant, visible de son terrain. « Là il y a des nuages, mais il y a déjà une couche. D’après moi ce ne sera pas très long. »

Si l’ancien champion du monde de snowboard est impatient que la montagne mette ses « corduroy », c’est qu’il consacre dorénavant sa vie au ski. Depuis 12 ans, il est à la tête de l’entreprise ICI Ski. Un projet modeste, mais ambitieux. Un projet qui a fait de l’homme de 47 ans une référence dans le monde du ski alpin.

Avec sa conjointe Manon, il fabrique des skis de haute performance. Une centaine de paires par année. Toutes sont faites à la main, mais surtout avec cœur. « On fait des skis qui ont une personnalité », affirme Anderson.

Tout se passe dans l’immense propriété familiale. Leur cocon depuis une vingtaine d’années. De l’imagination au développement en passant par l’ingénierie et la fabrication.

C’est dans les nombreux ateliers que la magie opère. Tout a été réfléchi. Tout a été construit pour une raison. Chaque pièce, chaque porte, chaque outil a été confectionné avec souci et détail. Ça facilite le travail et organise le quotidien.

Des engins, des machines, des matériaux et des skis, beaucoup de skis, qu’ils soient noirs, gris ou kaki, décorent les nombreuses salles de travail. Ce sont les douze travaux de Jasey-Jay. Chaque porte ouvre sur une mission. Chacune se referme sur un travail finement accompli.

Anderson se délecte de ce qu’il fait. Il en parle avec passion et amour. C’est flagrant. Il ne tient pas en place. Il touche, pointe, range, teste et fignole tout ce qui lui tombe sous la main, tout en continuant de raconter son histoire. Il n’arrête jamais.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Jasey-Jay Anderson

Une entreprise de proximité

Anderson veut que l’identité de son entreprise demeure intacte. C’est l’essentiel. ICI Ski, ce sont des skis de qualité supérieure fabriqués sur mesure qui peuvent profiter aux skieurs dans toutes les conditions offertes par les montagnes québécoises et canadiennes. La production est limitée, mais le succès est exponentiel.

L’artisan souhaite connaître les gens qui profiteront des spatules cuisinées à la sueur de son front. Il entretient un rapport de proximité avec sa clientèle, car chaque paire est unique. Chaque skieur mérite cette attention.

Le planchiste a toujours été curieux. Du plus loin qu’il se souvienne, il a cherché à comprendre comment le matériel qu’il utilisait était conçu. Il tenait à connaître ses propriétés, comment il pouvait l’améliorer, le modifier.

En 2011, il a commencé à confectionner et utiliser son propre matériel, car il n’aimait « pas ce qu’il se faisait sur le marché ».

Il a aussi insisté pour que ce reportage ne soit pas une infopublicité. Il n’en veut pas et il n’en a pas besoin. Il n’est pas actif sur les réseaux sociaux et le site web de l’entreprise est dépouillé au possible.

Tout ce qu’il veut, c’est fabriquer le meilleur ski possible. C’est sa nouvelle obsession depuis qu’il a arrêté la compétition. Il a remplacé la quête de médailles par le désir de trouver la meilleure idée possible.

C’est ce qui lui procure la dose d’adrénaline recherchée par tant d’anciens champions. « Ça prend 80 % de mon temps », précise-t-il.

Il confie que produire une seule paire de skis, de la première étape à la dernière, nécessite 16 heures de travail. Anderson est au sommet de son art. Il a dorénavant une maîtrise qui fait des jaloux sur le marché. « Il y a 12 ans, j’avais une vision, mais je ne savais pas comment faire », explique-t-il avec une paire de skis noirs dans chaque main pour faire la démonstration de plusieurs propriétés de son matériel, comme l’antichoc, caractéristique d’ICI Ski.

Le plaisir de créer

Celui qui est passé maître dans l’art de vulgariser les moindres détails liés à son entreprise insiste sur l’idée que sa tâche préférée est de développer ses pièces.

Il peut parler longuement de blocs, de noyaux, de laminés, de bois, de carbone et d’aluminium, mais c’est sur la table à dessin qu’il s’amuse le plus.

« Je suis un développeur. Je ne me considère pas comme un vendeur ou un fabricant », dit-il dans le cadre de porte, après avoir transféré des modèles en bois d’une pièce à une autre.

De retour dans l’entrée de son atelier principal où une tapisserie de skis recouvre les murs blancs qui entourent le plancher de ciment, Anderson s’appuie contre sur un modèle démonstrateur pour continuer la conversation. Lorsqu’il réfléchit à ce qu’il pourrait créer, Anderson y va à l’instinct. Il y a tellement de combinaisons et d’éléments possibles à tester. « Je lance des [fléchettes], raconte-t-il en mimant le mouvement, pour essayer différents trucs. »

Très précis dans sa confection, il s’éclate dans l’imagination et l’amélioration de ses skis. Il adore prendre une paire fraîchement sortie de l’atelier, aller à la montagne pour l’essayer et revenir au boulot pour apporter les modifications nécessaires.

Même lorsqu’il va skier pour le plaisir, en famille ou entre amis, il est difficile de décrocher. « C’est impossible ! Je suis toujours en train de penser », dit-il en remettant les skis qu’il avait pris sur leur support.

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Jasey-Jay Anderson

L’avant et l’après

Anderson a marqué l’histoire du snowboard au Canada. Il est resté actif pendant plus de 20 ans. Le point culminant de sa brillante carrière demeure sa médaille d’or remportée aux Jeux de Vancouver, en 2010. Il précise qu’il l’a gagnée avec une planche « qui était loin d’être idéale » pour lui.

Ses derniers Jeux ont été ceux de PyeongChang en 2018. Il est devenu le premier athlète canadien à participer à six Jeux olympiques d’hiver. Il n’a jamais voulu prononcer, officiellement, le mot « retraite », car il n’avait pas envie de faire face à toute l’attention médiatique que ça allait engendrer. L’un des planchistes les plus victorieux de l’histoire a poussé la note jusqu’à l’année dernière, mais à l’approche de la cinquantaine, Anderson croit qu’il doit aller de l’avant et parler de sa carrière au passé. Le voyagement l’a usé et c’est auprès des siens, chez lui, qu’il se sent le plus vivant. Qu’il se sent le plus utile.

Il en garde de précieux souvenirs. D’autant plus que tout ce qu’il a appris lui sert dans sa nouvelle passion. « Ça m’a guidé vers ce que je fais aujourd’hui », explique-t-il.

Toutes ses journées sont consacrées à ICI Ski. Il s’y donne corps et âme, car au fond de lui, il sait que ce sera éphémère.

Ça ne durera pas longtemps. Je ne ferai pas ça toute ma vie, mais pour l’instant, c’est ce qui me passionne.

Jasey-Jay Anderson

En quittant l’atelier par la porte arrière, Anderson s’arrête. Devant lui, la terre promise. Sa maison, des billots de bois, ses ateliers, ses animaux. Il contemple le panorama qu’il a construit de ses mains.

« Parfois, on s’arrête sur le balcon, on regarde tout ça et on se dit qu’on a une belle vie », souligne-t-il les mains dans les poches en regardant au sol, comme s’il était trop humble pour reconnaître sa réussite.

Une poignée de main, et au loin, le bruit de camions qui progressent dans l’allée de gravier. Une nouvelle commande de matériau arrivait à destination. La chienne prend ses jambes à son cou et accueille la visite en tournoyant autour des véhicules.

Il n’était même pas midi et même s’il avait sa journée dans le corps, Jasey-Jay Anderson était reparti. En ces lieux paisibles, le soleil brille toujours et le nouveau refrain de sa vie s’est mis à chanter quand la première neige est finalement tombée.