(Calgary) Laurent Dubreuil parlait aux journalistes quand Kjeld Nuis est passé devant lui. Le triple champion olympique néerlandais, qui venait d’assister au 1000 m depuis les gradins, a rapproché son pouce et son index pour attirer l’attention du Québécois.

Le mince espace représentait les deux centièmes de seconde qui avaient manqué à Dubreuil pour décrocher sa première victoire sur la distance, dimanche après-midi, à la Coupe du monde de Calgary.

« La fin de course est difficile pour moi ! s’est défendu Dubreuil.

— Tu as arrêté trois lignes avant le finish, a rétorqué Nuis en faisant référence aux marques bleues qui précèdent le fil d’arrivée rouge.

— Je sais, j’aurais dû viser la ligne… »

Des regrets, Dubreuil en a eu après avoir franchi ladite ligne, constatant le mince écart qui le séparait du Néerlandais Hein Otterspeer, vainqueur de l’épreuve en 1 min 7,28 s. Auteur d’un chrono de 1 min 7,30 s, le patineur de Lévis s’est mis les mains sur la tête avant de retirer sa capuche, sourire navré au visage.

C’est sûr que j’aurais aimé gagner. Quand tu vois que tu es à deux centièmes du meneur… Je me suis tapé sur la cuisse. C’était plus de la rage qu’autre chose.

Laurent Dubreuil

À ce moment-là, une seule paire n’avait pas encore pris le départ. L’Estonien Liiv et le Chinois Ning, deux sérieux clients, n’ont pas réussi à menacer le temps des trois premiers.

Assis sur un banc au centre de l’anneau, Antoine Gélinas-Beaulieu, détenteur du troisième chrono, s’est mis les mains sur la tête. Pour lui, c’était un geste d’incrédulité après avoir obtenu la confirmation qu’il décrochait le bronze, soit la première médaille individuelle de sa carrière en Coupe du monde.

PHOTO JEFF MCINTOSH, LA PRESSE CANADIENNE

Antoine Gélinas-Beaulieu en compétition à Calgary, dimanche

Le Sherbrookois d’origine est tombé dans les bras de Muncef Ouardi, patineur olympique qui vit sa première expérience sur le circuit à titre d’entraîneur de l’équipe canadienne, tandis que Gregor Jelonek monte la garde à Québec. Une effusion agrémentée des encouragements d’un public restreint mais enthousiaste.

« Ça a été ultraserré », a souligné Gélinas-Beaulieu, qui a dû attendre les cinq dernières paires avant de pouvoir célébrer.

« Il y avait deux centièmes de seconde entre chacun des quatre premiers. Jusqu’à la toute fin, mon cœur battait vite. Je regardais et chaque fois, je me disais : « Yes, je fais un top 10, yes, je fais un top 5… » De voir les deux blocs rouges sur le tableau indicateur, qui me confirment que j’étais sur le podium, ça a été un gros moment de joie. »

Quatre heures de sommeil…

Ironiquement, Gélinas-Beaulieu avait choisi de mettre le 1000 m de côté à la reprise de l’entraînement au printemps, préférant se concentrer sur le 1500 m, le 5000 m et le départ de groupe, son véritable dada. Or, un bris d’équipement aux sélections nationales l’a exclu de cette dernière épreuve.

Le 1000 m, c’était plus une arrière-pensée. […] Je n’ai pas pratiqué mes départs ni ma vitesse tant que ça. Mais je me suis surpris ; j’ai réussi ma meilleure ouverture à vie et un excellent premier tour. Après 600 m, je savais déjà que si je faisais seulement rester dans le sillage de Piotr [Michalski], j’aurais une excellente course.

Antoine Gélinas-Beaulieu

Son chrono de 1 min 7,32 s est le deuxième de sa carrière, à 7 centièmes de sa référence personnelle établie en 2020 sur la glace la plus rapide au monde à Salt Lake City.

Le médaillé d’argent à la poursuite par équipes de vendredi a craint pendant un moment de ne pas pouvoir se présenter sur la ligne de départ dimanche. Victime d’une deuxième crise d’asthme après son 5000 m de la veille, il n’a réussi à dormir que quatre heures.

PHOTO DAVE HOLLAND, FOURNIE PAR PATINAGE DE VITESSE CANADA

Laurent Dubreuil, Hein Otterspeer et Antoine Gélinas-Beaulieu

« Je me demandais : est-ce que ça vaut la peine de me rendre là si je refais une autre grosse crise d’asthme ? Ce matin, je toussais beaucoup, mon souffle était très court. »

Une légère modification de sa médication, prescrite par le médecin d’équipe, lui a redonné confiance en ses capacités pulmonaires.

Le voilà médaillé pour la deuxième fois à ce niveau après le bronze au départ de groupe aux Mondiaux de 2020.

C’est le fun, une médaille au départ de groupe, ça montre que tu as réussi à te hisser devant plein d’autres gens à ce moment-là. Mais de faire ça sur une distance individuelle, ça montre que tu as vraiment exécuté une course à la hauteur. Ce n’est pas un coup de chance ou seulement une bonne décision que j’ai prise. Ça donne confiance pour la suite.

Antoine Gélinas-Beaulieu

Partager ce succès avec son coéquipier, un athlète du même âge à qui il se mesure depuis qu’il a 13 ou 14 ans, a évidemment rendu le moment « exceptionnel ».

« Plus jeune, c’était le 1500 m, mais là, le 1000 m est toujours la distance où on se chevauche. Laurent a une vitesse incroyable. C’est pas mal l’homme le plus rapide du monde présentement en patin de vitesse. De voir que je peux être pas loin de lui, l’accoter, ça montre que même si je n’ai pas le même style de course, je peux avoir un bon potentiel. C’est inspirant de monter sur le podium avec lui. »

« Beaucoup de gens vont être fiers »

Dubreuil a rappelé le parcours « sinueux » de son ami, qui s’est arrêté quelques années après une mauvaise expérience avec l’équipe nationale en courte piste. « Il a recommencé il y a cinq ou six ans et il a travaillé fort pour se rendre là. Je suis très content pour lui. J’ai toujours cru qu’Antoine avait ce que ça prenait pour gagner des médailles individuelles. »

Réussir l’exploit avec lui est presque inespéré. « C’est vraiment une journée historique, s’est-il réjoui. Je pense que beaucoup de gens vont être fiers dans le monde du patin au Québec. »

Dans sa carrière internationale de plus de 10 ans, Laurent Dubreuil a partagé le podium avec un compatriote une seule autre fois. William Dutton, de Regina, et lui avaient respectivement fini deuxième et troisième à la Coupe du monde de Salt Lake City en 2016.

Véritable Gerry Rochon de son sport, Dubreuil ne se souvenait pas que deux Québécois soient montés sur le podium ensemble avant dimanche. Son père Robert, directeur général de la fédération provinciale, est venu à la rescousse pour rappeler que Sylvain Bouchard (or) et Patrick Bouchard (argent), qui n’ont aucun lien de parenté, y sont parvenus au 500 m à Milwaukee en 1998.

Médaillé d’or la veille au 500 m, Dubreuil a vécu « l’une des meilleures fins de semaine de sa carrière » à Calgary. « J’ai déjà gagné trois médailles d’argent, mais il y avait alors deux 500 m [par compétition]. Je n’ai jamais remporté l’or et l’argent dans deux distances différentes. »

Désormais meneur du classement général sur les deux épreuves, il veut maintenant conserver la tête et décrocher les deux titres aux Championnats du monde aux Pays-Bas à la fin de la saison. En bon sprinteur, il est bien parti.