Il y a peu, on s’arrachait encore les tasses isothermes Stanley, véritable produit culte. Symbole de prestige, l’accessoire viral coûte au moins 50 $ CAN et signale une certaine aisance économique.

Beaucoup de préados ont ainsi pleuré de joie en déballant leur gourde d’acier inoxydable à Noël, tandis que la mise en marché d’une édition limitée a causé un tumulte aux États-Unis. Des gens sont allés jusqu’à camper à l’entrée de magasins Target pour s’assurer de mettre la main sur une des tasses exclusives. On pourrait dire que l’objet s’est hissé au statut de légende en novembre dernier, quand une utilisatrice de TikTok a publié une vidéo choc. On y voit une tasse Stanley qui trône dans le porte-gobelet de son auto calcinée. Or, malgré l’épreuve du feu, des glaçons tintent encore à l’intérieur de la tasse. Un coup de pub inespéré !

L’entreprise qui fabrique les tasses Stanley s’empresse alors d’acheter une nouvelle voiture à la sinistrée, transformant ainsi l’incendie en conte de fées. Jamais une tasse n’aura fait aussi bonne figure.

Pourtant, la popularité de la tasse Stanley semble aujourd’hui battre de l’aile. Sur TikTok, des momfluenceuses déconfites jettent leur gourde à la poubelle. Et si un tel retournement de situation révélait quelque chose sur les forces à l’œuvre dans notre société ?

La première fois que j’ai vu une de ces tasses, c’était grâce au « watertok », une catégorie de vidéos TikTok se situant au carrefour de la culture des diètes et de l’industrie du bien-être. Elles mettent en scène des femmes qui concoctent des potions d’eau froide aromatisée.

En partageant leurs mélanges de poudres sucrées et de sirops à l’aspartame, ces dernières transforment l’injonction de s’hydrater en spectacle de consommation.

Créées par des femmes pour des femmes, leurs vidéos ont contribué à propulser la popularité des tasses Stanley, un accessoire incontournable du « watertok ». Il faut dire qu’encore aujourd’hui, ce sont majoritairement les femmes qui gèrent les achats ménagers. De fait, ces consommatrices ont le pouvoir de galvaniser les ventes des produits sur lesquels elles jettent leur dévolu.

Regardez un exemple de Watertok

Le pouvoir des femmes sur les réseaux sociaux

C’est d’ailleurs une leçon que le fabricant de la tasse Stanley n’est sûrement pas près d’oublier. L’entreprise centenaire visait à l’origine une clientèle masculine, axée sur le plein air. En 2016, quand la « Stanley Quencher » débarque sur le marché, elle n’a rien d’un succès commercial. Les ventes sont si mauvaises qu’on cesse même de la fabriquer. Or, la gourde luxueuse est tombée dans l’œil des trois femmes derrière le blogue de magasinage The Buy Guide. Ces dernières sont persuadées de son potentiel commercial, surtout auprès d’une clientèle féminine. Elles convainquent donc l’entreprise de continuer de produire des « Stanley Quencher », qu’elles écoulent sur leur site web, moyennant une commission. C’est le début d’un triomphe qui met en exergue le pouvoir d’influence des femmes sur les réseaux sociaux, et plus précisément celui des mères mormones.

PHOTO FREDERIC J. BROWN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La popularité de la tasse Stanley semble aujourd’hui battre de l’aile.

Si The Buy Guide n’affiche pas explicitement les liens qu’il entretient avec l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, la plupart des influenceuses avec lesquelles le blogue s’allie pour populariser la tasse Stanley viennent de l’Utah, un État américain majoritairement mormon. Puisque les mormons ne sont pas censés boire de boissons chaudes caféinées ou d’alcool, une véritable culture du soda s’est développée sur le territoire. On trouve donc en Utah des chaînes de service au volant qui se spécialisent en dirty sodas, des boissons gazeuses personnalisables que des tasses isothermes comme les Stanley permettent de conserver au froid.

Qui plus est, beaucoup de femmes mormones documentent leur vie de famille et leurs habitudes de consommation sur les réseaux sociaux. C’est une façon pour elles de disséminer leurs valeurs religieuses et d’instiller la foi.

Évoluant dans une structure patriarcale qui les empêche d’accéder à la prêtrise (et au pouvoir décisionnel qui lui est associé), elles cultivent une autre forme de pouvoir : celui de l’influence. Conséquemment, elles sont aujourd’hui à la racine de plusieurs des tendances popularisées sur nos plateformes.

La fin de l’engouement ?

Le flux de recommandations algorithmiques de TikTok favorise le phénomène de contagion sociale mis en branle par les momfluenceuses de l’Utah. Ainsi, des habitudes de consommation marginales peuvent très vite être adoptées massivement.

Or, plus l’engouement suscité par un objet est important, plus il risque de se révéler éphémère. Le marché se sature rapidement, le produit chouchou se démode. Mais on ne se contente plus de s’en désintéresser, on le « cancelle » parfois carrément.

Tout se passe comme si la marchandise subissait le même cycle médiatique que nos influenceurs préférés, ceux qu’on hisse sur des piédestaux pour mieux les en faire tomber.

C’est désormais le sort de la tasse Stanley, qu’on accuse de contenir du plomb. Selon l’entreprise qui la fabrique, l’acier inoxydable qui la recouvre empêcherait cependant les consommateurs d’entrer en contact avec la substance délétère. Mais peu importe, puisque sur mon écran, des momfluenceuses munies de trousses de détection de plomb pullulent déjà. Il y a fort à parier qu’elles balanceront bientôt leur ancien amour à la poubelle… et porteront une nouvelle tasse réutilisable aux nues, contredisant par le fait même le principe écologique de la réutilisation.

Lisez l’article « What role did Mormons, momfluencers and pre-teen girls play in the current Stanley Cup craze ? » (en anglais)