Ma réalité a beau être rythmée par une multitude d’images, les produits de beauté les plus visibles sur mon écran ne s’adressent pas à mes yeux, mais à mon nez.

Depuis la pandémie, l’industrie du parfum a su se tailler une place appréciable sur mon fil et m’a même poussée à parfaire mes connaissances olfactives. Galvanisée par de nombreuses communautés en ligne, je suis devenue une vraie frag head (pour fagrance head), un marché incroyablement diversifié.

Les parfums mis de l’avant sur mes plateformes relèvent de productions artisanales, souvent loin des créations commerciales qu’on retrouve dans les grands magasins. La tiktokeuse parfum Emma Vernon, qui anime aussi l’émission balado Perfume Room, me dit que « bizarrement et même contrairement au nom de leur catégorie, [les parfums] de niche sont désormais (en quelque sorte) rendus mainstream ». Même moi, fille qui ne se parfumait pas du tout, j’ai passé la dernière année à m’asperger d’un effluve underground censé fleurer le gâteau et les ballounes1. Si je ne suis plus surprise de tomber sur une pub ciblée me vendant un parfum à l’haleine de chiot2 ou d’entendre une amie me dire qu’elle s’est acheté un flacon de Jasmin et Cigarette3, reste à comprendre l’essor surprenant de ce créneau spécialisé.

Selon Emma Vernon, TikTok a clairement contribué à alimenter l’engouement croissant pour les parfums. J’ajouterais que l’accès aux créations exclusives s’est aussi démocratisé, notamment grâce au service d’échantillons qu’offrent plusieurs commerces en ligne spécialisés en parfumerie de niche, comme Luckyscent ou Scent Split. Il est désormais possible de découvrir une panoplie de fragrances singulières sans nécessairement se ruiner. Par conséquent, la culture qui se développe autour des odeurs est une culture d’expérimentation et d’apprentissage. On achète un échantillon par curiosité, pour le sentir entre amis ou pour en livrer son appréciation personnelle, mais pas nécessairement pour en faire sa signature.

Une connaissance m’a même parlé de sniff parties, des soirées qu’elle organise chez elle et où les parfums deviennent prétexte à la discussion et au partage.

En parallèle à sa balado, Emma Vernon anime d’ailleurs un smell club sur Zoom, soit une espèce de club de lecture version parfum qui permet aux gens de découvrir et d’analyser cinq créations olfactives par mois.

Puisque posséder des parfums s’inscrit dans une démarche expérientielle, il devient de moins en moins tabou de collectionner les fioles ou de se composer une « garde-robe d’odeurs », une expression que j’emprunte à Sable Yong, une journaliste beauté qui anime aussi une balado olfactive, Smell Ya Later. Selon Yong, « [.. ] la culture des parfums s’est incontestablement métamorphosée ces dernières années, en particulier depuis la pandémie. Les gens se sont tournés vers les parfums pour se remonter le moral ou enrichir les espaces dans lesquels ils passaient le plus clair de leur temps. Les ventes de parfums de luxe et de parfums d’ambiance ont grimpé en flèche et continuent de croître depuis ».

La pandémie, parce qu’elle constituait une nouvelle réalité, est venue altérer notre perception du temps en nous privant de repères. Je me souviens d’avoir eu l’impression d’être engluée dans une succession de jours qui se confondaient entre eux. Or, comme les odeurs sont souvent liées à nos souvenirs, elles ont permis une forme d’ancrage temporel sécurisant. « [Les parfums], ça fait voyager par procuration à différentes époques de nos vies », me souffle ma collègue poète Gabrielle Boulianne-Tremblay, qui lance en novembre un parfum unisexe aux effluves d’épinette bleue et d’agrumes, Stellaire4, fruit d’une collaboration avec Dominic Goyer.

En fait, je considère qu’il y a un lien à tisser entre les parfums et la poésie. Parler d’une odeur nous oblige presque systématiquement à employer des métaphores.

Selon Marissa Zappas, poète-parfumeuse new-yorkaise en vogue, « […] les odeurs n’ont pas de langage propre, alors parler olfactivement ou écrire sur les parfums est ardu, ça demande plus de créativité ». Et c’est vrai que sur le web, le discours sur les odeurs est particulièrement inventif. Je perds parfois des heures à lire les descriptions imagées que les internautes publient sur Frangrantica, un genre de Wikipédia des parfums. On retrouve sur cette encyclopédie olfactive numérique des avis cocasses du genre : « Ce parfum me fait penser à un vieil espace de bureau, à un éclairage jaune fluo, un tapis – mais dans le bon sens. »

En somme, l’engouement pour les parfums de niche ne répond pas nécessairement à un désir de « sentir bon ». Il épouse plutôt à la perfection la culture du commentaire qui traverse le web actuel. Cette culture ne fait pas simplement la promotion d’un produit de consommation, elle le transforme aussi en objet fédérateur : le parfum de niche génère ainsi un désir d’apprendre et nous permet de participer à un discours critique, de rejoindre une communauté. Pas étonnant, donc, qu’il colonise mon fil. Suivant la logique des médias sociaux, il se prête à une consommation sociale, tout en faisant paradoxalement miroiter la promesse d’une individualisation suprême.

1. Consultez la page du parfum Annabel's Birthday Cake 2. Consultez la page du parfum Puppy's Breath 3. Consultez la page du parfum Jasmin et Cigarette 4. Consultez la page du parfum Stellaire Consultez la balado Perfume Room Consultez la balado Smell Ya Later Consultez la page de Frangrantica Consultez le forum r/fragrance sur Reddit