J’ai découvert que j’appartenais au groupe des baby-boomers vers l’âge de 16 ans. Je me souviens m’être dit qu’il devait y avoir une erreur, car je trouvais que je n’avais rien à voir avec ces « vieux croûtons ». Né en 1961 dans la queue de cette cohorte mal-aimée, je me tenais loin des Beatles, préférant nettement les Bee Gees, Plastic Bertrand et Harmonium (cherchez l’erreur !).

Plus tard, vers l’âge de 30 ans, quand j’ai entendu dire que les baby-boomers avaient défriché les champs, créé des mouvements contre-culturels et mis sur un piédestal le concept de la jeunesse, je ne me suis pas reconnu une miette.

Je n’ai fait aucune révolution, sinon d’avoir occupé pendant 24 heures mon cégep lors du mouvement étudiant de 1978 avant de rentrer chez moi végéter devant la télévision. Rien à voir avec les manifs contre la guerre au Viêtnam ou les émeutes de Stonewall.

Je ne me suis pas davantage reconnu dans les boomers lorsqu’on a dit qu’ils l’avaient eu facile et qu’ils n’avaient qu’à tirer sur une corde pour obtenir un emploi d’été subventionné par des programmes gouvernementaux. Pendant mes études, j’allais retrouver mes amis dans des bars avec le doux parfum de celui qui a fait cuire du poulet frit Kentucky pendant huit heures.

Bref, je suis un baby-boomer qui se sent comme le chien Macaire dans Quelle famille ! Je suis un baby-boomer qui en est un parce qu’on l’oblige à faire partie de ce groupe.

Au cours des derniers mois, je suis tombé sur des reportages concernant la génération des jeunes nés entre 2010 et 2020. Comme on s’était rendu au bout de l’alphabet avec les générations X, Y et Z, on est revenu au début (en passant du latin au grec) en affublant cette génération du nom d’Alpha.

C’est à une firme-conseil spécialisée en sciences sociales établie en Australie que l’on doit ce terme créé en 2008. Évidemment, les étiquettes pour décrire ceux qui auront 20 ans en 2030 n’ont pas tardé. Les Alpha sont (ou seront) « casaniers, angoissés et hyperactifs ». Comme ces jeunes sont nés après l’apparition des tablettes et des téléphones intelligents, on nomme ce groupe « génération de verre ».

Imaginez un instant, tu as 13 ans, tu n’as pas encore vécu ton premier french, tu n’as aucune idée si tu vas t’inscrire en techniques d’hygiène dentaire ou en théâtre plus tard, tu n’as pas encore versé le moindre dollar dans un REER et on te couvre la face d’étiquettes de toutes sortes.

Baby-boomers, génération X, génération Y (ou millénariaux), génération Z, Alpha, ça n’a pas de fin ! Et attendez, ce n’est pas tout. On parle maintenant de la génération « postpandémie ».

Je n’en peux plus de voir apparaître ces désignations qui véhiculent des tonnes de clichés qui ne tiennent pas la route.

J’ai toujours compris qu’une génération s’étalait dans le temps sur une période d’environ 20 ans. Aujourd’hui, les groupes qui poussent dans nos sociétés sont nommés à la vitesse de l’éclair par des experts en marketing. Ceux qui ont nommé la génération Alpha avaient tellement hâte de le faire qu’ils ont ramené à 10 ans la durée de la génération précédente, soit celle des Z (2000-2010).

Pour m’assurer que je ne faisais pas fausse route, je me suis entretenu avec Jacques Hamel, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal qui suit de près l’évolution de ces phénomènes. « J’ai l’impression de voir apparaître subitement une nouvelle génération tous les six mois, m’a-t-il dit. C’est franchement déraisonnable. De qui parle-t-on au juste ? On ne sait pas vraiment. »

En effet, d’où vient cet empressement à décrire une génération avant même qu’elle n’ait eu le temps de se réaliser, de s’exprimer ?

Mais qu’est-ce qui caractérise une génération, au fait ? Jacques Hamel s’appuie sur la définition du philosophe allemand Wilhelm Dilthey, qui a écrit qu’une génération est « un cercle assez étroit d’individus qui sont reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands évènements et changements survenus durant leur période de réceptivité ».

Ces évènements peuvent être des crises économiques, des conflits majeurs, des mouvements sociaux ou des phénomènes culturels.

Ce qui m’embête, c’est que ce ne sont plus des évènements sociaux qui définissent les générations, mais des produits. La génération Alpha est associée à des bébelles électroniques.

Jacques Hamel, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal

L’autre chose qui est énervante dans cette obsession de nommer les groupes, c’est que les gens qui font partie d’une même génération ne sont évidemment pas tous pareils, ne partagent pas toutes les mêmes valeurs. Et puis, une génération, ça bouge, ça change, ça évolue ! En inventant des étiquettes, on fige les générations et on rassemble en un même bloc ceux qui en font partie.

Finalement, et c’est sans doute l’aspect le plus dommageable, cette folie de l’étiquette contribue à une guerre de clichés que chaque génération renvoie aux autres quand vient l’inéluctable désir de prendre sa place. Les boomers ont eu tout cuit dans le bec ! Les X sont individualistes ! Les Y sont dans l’immédiateté ! Les Z sont des enfants gâtés qui veulent tout avoir tout de suite !

Et si on mettait de côté ces satanées étiquettes et ces préjugés qu’on brandit souvent à tort ? Et si on laissait chacun avancer comme il veut et comme il peut ?

Dans sa chanson Ma génération, Luc De Larochellière dit : « Y a plus d’histoires à raconter/Que des rêves à inventer ». Pourrait-on laisser le temps aux générations d’inventer leurs rêves ? Et de les vivre ?