Ariane Moffatt venait de faire résonner la cloche chez les supporters après le but du CF Montréal. « J’adore cette odeur. Je sais que c’est illégal, mais j’adore cette odeur », m’a dit Luc, en parlant des fumigènes, qui ne sont pas tous autorisés au stade Saputo.

Je ne connaissais pas Luc Fortin avant mercredi. Sa sœur Michèle m’a écrit début mai, à la suite de la parution d’une chronique sur mes soirées au stade avec Fiston. « Luc a eu 60 ans hier, brillant, s’exprime très bien, beaucoup de connaissances, beau bonhomme, six pieds, habite seul… »

Luc est aussi, m’a précisé sa sœur, un amateur de longue date de l’Impact. Le match parfait. Nous nous sommes donné rendez-vous pour une blind date. Je suis passé le chercher chez lui en voiture. Il m’attendait dehors, dans l’escalier, et s’est approché dès que j’ai commencé à ralentir, en cherchant son adresse.

« Je m’assois devant ou derrière ? » J’étais sorti, un peu nerveux et maladroit, pour lui ouvrir la portière. Il l’a ouverte lui-même et s’est assis derrière Fiston, notre chaperon.

On a jasé de la fin des études secondaires de Fiston, du fils de Luc qui étudie en France, de son ami Jean que j’ai connu naguère au Devoir. De soccer aussi, bien sûr, notre passion commune. Quand je me suis garé rue Viau, il m’a posé une question qu’on ne m’avait jamais posée et à laquelle je ne m’attendais pas : « Suis-je du côté du trottoir ou de la rue ? »

Luc est non voyant. Il est né avec une microphtalmie. Enfant, dit-il, il pouvait attraper un ballon, mais pas une balle. Adolescent, il pouvait lire les grands titres du journal, mais pas l’article. À 21 ans, il a complètement perdu la vue. Son fils de 33 ans, qui voit encore, souffre de la même pathologie oculaire.

Je suis voyant, mais j’ai bien des angles morts. À commencer par ne pas anticiper une question aussi prévisible que : « Si j’ouvre ma portière, est-ce que je risque de faucher un cycliste ou de me retrouver face à une voiture ? »

Luc a pris mon coude pour se guider. De la plus subtile des manières, du bout des doigts. Heureusement, j’ai eu le réflexe de lui dire qu’il y avait une portière ouverte sur notre chemin grâce à Fiston, qui agissait en éclaireur.

Arrivé près du stade, j’étais devenu précautionneux. Il y a un léger dénivelé ici, un changement de surface là, on va passer de l’asphalte au béton et du béton à la terre. Attention, il y a du pavé uni qui retrousse !

Lorsque j’ai averti Luc qu’il y avait devant nous un petit nid-de-poule, sans trouver le terme exact, il m’a dit que c’était la seule information que j’aurais eu à lui communiquer depuis le début de notre marche. Il me l’a dit avec humour et bienveillance, de sa voix chaleureuse d’ancien animateur de radio et de télévision (à AMI Télé).

Je craignais plus que tout de ne pas bien guider Luc dans les escaliers qui mènent au stade. J’ai dit qu’il y avait deux marches ; il y en avait trois. Il m’a rassuré en m’apprenant que par les seuls mouvements de mon coude, il parvenait à anticiper une nouvelle marche ou un palier. « Ton coude me le dit. »

Ce n’est pas parce qu’il ne voit pas le ballon que Luc s’empêche d’apprécier un match au stade. Il s’imprègne de l’ambiance, tout en écoutant en direct la retransmission de la partie à la radio, sur un petit appareil muni d’écouteurs.

Il m’a fait comprendre que vivre le match, ce n’est pas voir le match. C’est sentir la vibration des gradins quand « tout le stade » se met à chanter en tapant des mains et des pieds. C’est le son de la foule, ses élans euphoriques et ses passages à vide, ses explosions de joie après un but ou ses récriminations collectives à la vue d’un carton jaune.

C’est la longue chanson à répondre perpétuelle entre les deux sections de supporters aux deux extrémités du terrain. « On leur doit beaucoup », croit Luc. C’est la liesse au son des trois coups de sifflet de l’arbitre à la fin du match. « On ne m’a jamais autant parlé de l’arbitre », a d’ailleurs ironisé Luc, lorsque j’ai noté que la femme qui officiait le match courait davantage que ses collègues masculins.

Je lui ai fait remarquer à quel point le CF Montréal semblait contrôler le jeu en première mi-temps. « Oui, mais Nashville n’est pas un club de possession », m’a rappelé Luc avec raison.

Il connaît sa MLS. Comme Fiston, il écoute les matchs de l’Ouest lorsqu’il rentre du stade Saputo. Le lendemain, il réécoute la partie du CF Montréal qu’il a enregistrée à la télé, même si la description est moins précise qu’à la radio. « Je connais le match, donc c’est moins grave ! »

Fiston nous tenait au parfum de la durée des arrêts de jeu. Il restait une trentaine de secondes au match. « Il y a quelqu’un derrière ? », m’a demandé Luc. Il s’est levé en applaudissant et tout le stade l’a imité. C’était une soirée parfaite de solstice d’été. Le soleil qui nous avait réchauffés pendant une heure avait fait place à une légère brise. Il y avait de l’électricité dans l’air. Tout ce que nos yeux ne peuvent pas percevoir.