En interviewant le directeur invité du cahier des Arts de samedi, Sugar Sammy, je me suis souvenu d’un débat télévisé auquel j’ai participé il y a plusieurs années à son sujet, face à un sociologue verbomoteur.

En plein débat de six ou sept minutes, il m’est apparu évident que l’exercice était vain et qu’il n’en ressortirait rien de pertinent, tant nos points de vue étaient opposés et inconciliables. J’ai fini par conclure ce dialogue de sourds par un argument irréfutable : « Ben moi, Sugar Sammy, il me fait rire. »

Les téléspectateurs ont pu constater que le sociologue et moi ne partageons pas le même sens de l’humour ni du reste les mêmes valeurs. Ce qui me fait rire ne le fait pas rire. Ce qui m’indigne n’est pas ce qui l’indigne. Nous sommes en tous points aux antipodes l’un de l’autre.

J’interviewais récemment, pour un dossier sur l’avenir des réseaux sociaux publié ce dimanche dans le cahier Contexte, la professeure Elizabeth Dubois, associée à l’Institute for Rebooting Social Media de l’Université Harvard. Elle me parlait de la migration des utilisateurs de Twitter vers des plateformes plus nichées depuis l’arrivée et les dérapages d’Elon Musk. Je lui ai demandé si elle craignait que les gens ne se réfugient dans des chambres d’écho, danger contre lequel on nous met souvent en garde.

« Bien avant les réseaux sociaux, il y avait les groupes sociaux, m’a-t-elle répondu. On échangeait avec des gens qui ont des intérêts similaires aux nôtres et c’était tout à fait normal. »

Ce qui engendre des changements sociaux, ce sont des gens qui se regroupent et créent des communautés parce qu’ils ont des idées ou des valeurs semblables. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.

Elizabeth Dubois, associée à l’Institute for Rebooting Social Media de l’Université Harvard

« Sauf lorsque des groupes de personnes limitent leur accès à des idées et des informations leur permettant de comprendre d’autres perspectives », ajoute-t-elle.

Le plus inquiétant, ajoute la professeure du département de communications de l’Université d’Ottawa, serait que ces groupes se coupent complètement des médias traditionnels, où l’on puise encore l’essentiel de l’information. Un phénomène qu’elle dit ne pas avoir remarqué « même aux États-Unis, où la polarisation est peut-être la plus grande ».

Comment s’expriment le mieux les idées dans les médias traditionnels ? Dans des chroniques, des éditoriaux, des lettres de lecteurs s’appuyant sur des informations vérifiées par des journalistes. Que ce soient des idées de gauche ou de droite, voire « d’extrême centre », cet euphémisme populaire chez la droite qui ne s’assume pas. « Vous avez droit à vos propres opinions, pas à vos propres faits », disait le sociologue et homme politique américain Daniel Patrick Moynihan.

Les débats de société ne se règlent pas en quatre clips de trois minutes calibrés pour un débat télévisé. On idéalise souvent chez nous le débat à la française, qui se résume de plus en plus sur les plateaux de télévision aux excès de la culture du clash – comme on dit à Paris. On y distille davantage d’insultes déguisées que d’échanges constructifs, d’esbroufe que de matière à réfléchir, dans la logique marchande de l’information-spectacle.

Mieux vaut-il un simulacre de débat ou un débat stérile que pas de débat pantoute ? pour déformer une expression chère à Éric Duhaime. Le chef du Parti conservateur du Québec m’a invité je ne sais plus combien de fois à débattre avec lui à l’époque où il était animateur de radio. Pour l’entendre répéter des choses avec lesquelles je suis fondamentalement en désaccord ?

Pour qu’il en ressorte avec l’impression d’avoir remporté un débat de coq en soliloque ? Non merci. La vie est trop courte.

« On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages », disait l’anthropologue français et résistant de la Seconde Guerre mondiale Jean-Pierre Vernant à propos de l’extrême droite.

Pour m’informer des dernières lubies de l’extrême droite québécoise, je consulte parfois le compte Twitter d’une actrice bien connue. La paranoïa de la surveillance numérique y côtoie les complots entourant la vaccination contre la COVID-19, la défense des ténors du suprémacisme blanc, la transphobie, la négation du réchauffement climatique, le mépris des drag queens, l’appui à la censure d’œuvres d’art par des parents ultraconservateurs et le soutien à Elon Musk dans sa croisade contre les médias publics. Et ça, c’est seulement dans le dernier mois.

Si je veux me faire une idée juste de l’argumentaire d’un adversaire, je n’ai qu’à l’écouter ou à le lire. Si je veux répondre à ses arguments, je profite de tribunes, dans les médias ou les réseaux sociaux, où je peux me permettre d’aller au fond de ma pensée, sans craindre qu’elle ne soit interrompue par la mauvaise foi de quelqu’un qui ne veut rien entendre.

Et si j’ai vraiment envie de vider une question avec un interlocuteur, le mieux, selon moi, reste de le faire en privé, préférablement autour d’une bière. Les idées valent mieux que le spectacle auquel on tente trop souvent de les réduire.