Je n’aime pas Twitter et ça date de bien avant qu’Elon Musk en devienne le twit en chef. Sur cette plateforme, on dirait qu’un simple bonjour peut vous attirer des flots de haine, et vous devez régulièrement bloquer les trolls.

Je trouve cependant Twitter intéressant pour suivre l’actualité au moment où ça se passe, d’autant que c’est un réseau social très occupé par les journalistes. Quand on suit des gens pertinents, c’est génial. Mais pour le reste, c’est un foutoir ou un concours de popularité, où les plus grandes gueules gagnent le plus souvent. Je sais comment ça fonctionne. J’ai 9000 abonnés alors que je n’y fais pratiquement rien depuis 2009. Je n’aurais qu’à partir un tweetfight avec quelqu’un de connu pour faire tripler le nombre de mes followers, car on sait tous que le négatif engendre un plus grand engagement que le positif sur les plateformes.

Mais j’ai envie de dire non à la drogue.

N’empêche, je ris un peu en voyant la réaction de vedettes de Twitter à l’idée qu’Elon Musk leur impose un tarif mensuel. « Ils devraient me payer », a tweeté l’écrivain Stephen King, maître de l’horreur (6,9 millions d’abonnés). Il a parfaitement raison. La popularité de Twitter tient à ces locomotives que sont les personnalités qui ont le plus d’abonnés.

Depuis la mainmise d’Elon Musk, beaucoup de vedettes menacent de quitter le réseau social, en l’annonçant sur Twitter, ce qui le fait glousser sur son propre compte. Elles mettent un orteil timide sur Mastodon, qui n’est pas très convivial pour les néophytes, ou espèrent l’arrivée de Bluesky, le nouveau réseau social que Jack Dorsey, cofondateur de Twitter, est en train de construire.

Mais comment quitter le lieu qui vous donne de l’influence ? Comment faire le deuil d’un auditoire qu’on a construit patiemment à coups de tweets ? Pour certains, le cold turkey sera particulièrement intense. L’oiseau bleu deviendra peut-être une dinde froide.

Beaucoup de gens découvrent ces jours-ci qu’ils ont bâti leur influence à l’intérieur d’un cadre qui ne leur a jamais appartenu et que détient aujourd’hui Elon Musk, seulement parce qu’il a de l’argent. C’est son jouet maintenant, même si cet environnement a été construit par ses utilisateurs. Un nouveau caïd est en ville, ce qui n’a rien de surprenant dans le Far West que sont les réseaux sociaux, qui échappent beaucoup trop aux règles démocratiques que les sociétés se sont créées, de peine et de misère.

Mais ce qui arrive à Twitter est une occasion en or de réfléchir à la démocratie numérique, et à notre futur collectif là-dessus.

Elon Musk dit avoir acheté Twitter pour défendre la liberté d’expression, mais comment aimez-vous qu’il vous tienne par les couilles comme ça ? Un endroit comme Twitter ne devrait-il pas être un peu redevable à la collectivité qui l’anime ?

Pensons-y vraiment : si demain matin tout le monde débarquait de Twitter en guise de protestation, Elon Musk perdrait 44 milliards de dollars, la face et énormément de pouvoir.

« You’re fired ! » Elon Musk a appliqué la méthode Donald Trump dans The Apprentice en congédiant la moitié du personnel de Twitter, selon un plan de restructuration que personne ne comprend. C’est là qu’on voit son degré d’improvisation. C’est carrément le chaos depuis son arrivée, des annonceurs se retirent, des employés d’expérience quittent le navire. Twitter ne roule pas tout seul avec des ordinateurs et des algorithmes, son fonctionnement repose aussi sur des êtres humains qui s’occupent de la sécurité, des pannes, de la modération, de la confidentialité, de la mécanique. C’est surtout par cette brèche que Twitter pourrait s’effondrer. S’il y a une réelle perte de confiance. En tout cas, si j’étais une puissance étrangère hostile, c’est maintenant que je frapperais. Même le président Joe Biden a dit que les liens de Musk avec d’autres pays « méritent d’être examinés », pour une question de sécurité nationale.

« Elon voit Twitter comme un parc municipal, mais cette “ville” n’est pas notre ville. C’est Muskville », a tweeté Shoshana Zuboff, auteure de l’essai L’âge du capitalisme de surveillance, une somme monumentale à propos de cette « monstrueuse mutation du capitalisme où la souveraineté du peuple est renversée au profit non pas d’un État autoritaire, comme on pourrait le craindre, mais d’une nouvelle industrie opaque, avide et toute-puissante, menaçant dans une indifférence radicale notre libre arbitre et la démocratie », dit la quatrième de couverture.

Ce livre-là m’habite depuis que je l’ai lu, parce que je ne soupçonnais pas combien nous étions dans la merde avec ces mégalomanes du web qui ont entre leurs mains un pouvoir qu’aucun être humain n’a jamais eu avant eux. Et qu’on leur donne dans une « indifférence radicale », en effet.

Alors bien sûr que je suis allée lire, sur Twitter, ce que Shoshana Zuboff avait à dire sur ce qui se passe avec Elon Musk. « Un espace public n’est pas possédé par des milliardaires mégalomaniaques, écrit-elle. Il appartient au peuple, et est régi par la démocratie. Au lieu de ça, nous sommes obsédés par un homme qu’on n’a jamais élu pour gouverner. Bienvenue dans l’abdication démocratique de votre information et de vos espaces de communication, de votre vie personnelle et du capitalisme de surveillance, où les empereurs ont tous les habits et où nous courons nus. Paradoxalement, aucune démocratie ne peut survivre dans ces conditions. »

Il me semble que le pouvoir entre les mains d’Elon Musk n’a aucun bon sens. Ce que des geeks ont un jour créé comme moyens de communication dans leur sous-sol, qui allait bouleverser profondément nos vies, et que nous leur avons rendu au centuple en y participant, ne devrait pas appartenir à un seul homme. Il y a 200 millions d’utilisateurs sur Twitter. Des milliards si on ajoute les autres réseaux sociaux, à qui on offre gracieusement nos données, nos habitudes, nos comportements, nos tripes. Il est très dangereux de continuer d’agir comme si c’était de simples entreprises privées. Musk, contrairement à Mark Zuckerberg avec Facebook, n’a même pas inventé Twitter. À le voir aller depuis deux semaines, ça paraît.

Je pense sincèrement qu’avec la crise climatique, l’autre grande menace qui plane sur nos sociétés est précisément celle de ces seigneurs qui nous dominent dans le monde virtuel comme si nous étions au Moyen Âge ou dans Game of Thrones.

Quand prendrons-nous enfin au sérieux la démocratie numérique ?