Il était presque 23 h, un vendredi soir, et que faisaient ces quelques dizaines de cégépiens ? Ils ne prenaient pas un verre dans un bar, ils ne chillaient pas dans un parc, ils ne regardaient pas une série sur Netflix ni ne jouaient en réseau sur leur console vidéo (l’idée qu’on se fait généralement des activités d’un cégépien le vendredi soir).

Ils noircissaient des pages de textes de leur cru : récits, poésies, textes d’humour ou de chansons. Romane n’a pas dormi de la nuit. Elle a écrit, pratiquement sans arrêt, pendant 24 heures. La chronique que je lui ai « commandée » devait bien faire 2000 mots. Ou était-ce une critique ? Ce ne serait pas étonnant de la part de cette grande lectrice.

C’est Gilbert Forest qui m’a invité à parler aux cégépiens, la semaine dernière, dans le cadre du 32e marathon d’écriture intercollégial. Le responsable de l’animation socioculturelle du cégep André-Laurendeau s’occupe de cet évènement depuis le tout début. C’était son dernier marathon. Il doit prendre sa retraite dans quelques mois.

J’y étais pour un atelier sur la chronique et la critique. Et pour suggérer un sujet aux élèves. J’en ai proposé trois. Ils pouvaient faire la critique d’une œuvre qui les a inspirés récemment, pour le meilleur ou pour le pire. Ils pouvaient rédiger une chronique sur l’émission de téléréalité Occupation double : en a-t-on trop parlé ou, au contraire, tous les prétextes sont bons pour dénoncer l’intimidation ?

Ils pouvaient aussi réfléchir à une question que je me pose souvent : doit-on s’inquiéter du manque d’intérêt des jeunes pour la culture populaire québécoise, ou est-on alarmiste lorsqu’on craint l’impact à long terme de cette désaffection ? J’ai formulé ce dernier sujet de manière si approximative que les cégépiens l’ont baptisé, à ma suggestion, « le sujet flou ».

Pendant une heure et demie, j’ai répondu aux questions d’une vingtaine de cégépiens, toutes aussi pertinentes les unes que les autres.

La première élève qui a levé la main m’a posé une colle, avec un terme — peut-être inspiré de la philologie — qui m’était étranger.

« Je pourrais faire semblant que j’ai compris ta question, mais je vais avoir besoin d’un dictionnaire ! », ai-je répondu au micro. Mon ignorance les a au moins amusés.

Le président d’honneur du marathon était nul autre que Claude Meunier. J’ai trouvé ça ironique. Deux jours plus tard, sa photo (en Popa de La petite vie) illustrait justement mon reportage sur les jeunes et l’avenir de la culture populaire. « Tout ce que je connais de La petite vie, c’est l’expression “steak, blé d’Inde, patates” », a précisé l’un des marathoniens, en lisant sa chronique à voix haute. Un élève d’origine coréenne, dont les parents se sont peut-être demandé un jour ce que ce « pâté » avait de chinois.

Ses parents étaient-ils arrivés au Québec sans connaître un mot de français ? Voilà qu’il livrait avec l’aplomb et l’esprit d’un humoriste aguerri un texte dans lequel il expliquait d’où il venait, où il était et où il s’en allait. Ainsi que les raisons pour lesquelles les gens de mon âge ne devraient pas s’inquiéter outre mesure de ses habitudes culturelles. Peut-être qu’il ne regarde pas la télé québécoise, comme la plupart des jeunes de son âge, mais il écoute Émile Bilodeau et Les Louanges, et il trouve ça « génial ».

Une autre participante, elle aussi d’origine asiatique, a révélé qu’elle n’avait pas non plus baigné dans la culture québécoise dans sa jeunesse. Son identité culturelle s’est construite grâce à l’école et aux livres qu’elle a trouvés à la bibliothèque. Elle a avoué s’inquiéter de sa propre inclination vers les œuvres en anglais, mais a rappelé qu’elle avait choisi d’être là, et d’y passer la nuit, pour écrire des textes de fiction ou d’opinion en français, une langue à laquelle elle est attachée.

J’ai aussi parlé à trois filles afrodescendantes qui se questionnaient sur leur légitimité à pouvoir s’exprimer sur le sujet de l’avenir de la culture, en laissant sous-entendre qu’elles ne se sentaient pas assez québécoises. Parce qu’on ne le leur a pas assez fait sentir ?

Est-ce que cette culture populaire québécoise dont je leur parlais s’intéresse à elles ? Manifestement pas assez.

J’ai dit « Wow », quatre ou cinq fois, après avoir entendu des cégépiens lire leurs textes. Ils ont dû trouver, a fortiori pour un chroniqueur, que je manquais de vocabulaire. Déjà qu’ils avaient compris que je n’étais pas fort en philologie. Je leur ai confié, bien maladroitement, à quel point ils m’avaient impressionné. Ce n’est pas que je m’attendais à ce que vous soyez amorphes ou blasés, mais, enfin, vous comprenez… Ils ont compris.

J’ai retenu de leurs réflexions non seulement qu’ils ont le sens de l’amorce, de la chute et qu’ils ont des intérêts variés (de Noémie dit oui de Geneviève Albert aux films de Thomas Vinterberg), mais aussi qu’ils ne sont pas leurs parents. Peu importe qu’eux ou leurs parents soient nés à Busan ou à Gaspé, ils ont leurs propres codes et leurs propres référents. Certains québécois, d’autres internationaux, comme ils ont la culture de la planète à la portée des doigts.

Ce que j’ai surtout retenu, c’est qu’ils sont terriblement allumés et inspirants. Ils viennent de partout, de Joliette (où ils s’occupent d’un ciné-club) ou de Jacmel. Ils sont le Québec. Celui que je croise tous les week-ends au mont Royal. Ce festival des couleurs perpétuel. Il était presque minuit. Je suis rentré chez moi, galvanisé par ces élèves. Plein d’espoir.