La scène se déroule à l’aéroport de Nice, il y a trois semaines. Après avoir récupéré leurs bagages, les voyageurs se dirigent vers la sortie. La voie est libre, mais il faut tout de même traverser un dernier poste de contrôle.

Ce n’est en principe qu’une formalité. J’ai voyagé quantité de fois en France, où j’ai vécu, étudié, travaillé. Que ce soit avec mon passeport canadien ou français, jamais je n’ai eu à m’arrêter à ce dernier poste douanier.

Il y avait une vingtaine de personnes devant moi. C’est à peine si les deux douaniers semblaient les remarquer. Puis j’ai vu le douanier à ma gauche faire un clin d’œil au douanier à ma droite. « Vos papiers, s’il vous plaît ! » Le jeune homme noir devant moi s’est arrêté. Il n’avait pas l’air étonné.

La scène se déroule à l’aéroport de Paris, il y a un mois et demi. Après avoir récupéré leurs bagages, les voyageurs se dirigent vers la sortie. La voie est libre, mais il faut tout de même traverser un dernier poste de contrôle. Les gens avancent devant nous, dans un flot continu, sans être inquiétés. Jusqu’à ce qu’un jeune homme noir se fasse demander ses papiers. Il n’a pas l’air étonné lui non plus. Contrôle « de routine » dans son cas, j’imagine.

« C’est tellement évident pourquoi il n’y a que lui qui est arrêté », a remarqué Fiston.

En effet. En France, on ne fait pas semblant que le racisme systémique n’existe pas. Il s’affiche sans complexes. Liberté, égalité, fraternité, qu’ils disaient…

Je ne parle pas d’anecdotes. Les Parisiens qui correspondent au profil du « jeune homme perçu comme noir ou arabe » ont une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés, souvent de façon plus violente, selon une étude réalisée en 2017 par le Défenseur des droits, une entité administrative française indépendante.

Une scène d’Un petit frère, poignant film de la Française Léonor Seraille présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, illustre bien le phénomène. Ernest, jeune homme arrivé à 2 ans à Paris de la Côte d’Ivoire, est professeur de philosophie dans un lycée. Il sort un après-midi chercher un café, est interpellé dans l’escalier extérieur de la résidence universitaire, et comme il a oublié ses papiers d’identité, il passe un mauvais quart d’heure avec les policiers.

C’est révoltant. Mais c’est malheureusement le lot de bien des gens. Valerie Complex, critique de cinéma afro-américaine, raconte cette semaine dans Deadline Hollywood, magazine spécialisé sur le cinéma, comment, pendant le Festival de Cannes elle a constamment dû endurer des microagressions. Chaque fois qu’elle présentait son accréditation, on vérifiait longuement si la photo était bien la sienne. Ce qui n’était requis d’aucun de ses collègues.

La photo de mon accréditation du Festival de Cannes date de l’époque (lointaine) où je n’avais pas de cheveux gris. Et personne ne m’a jamais demandé s’il s’agissait vraiment de moi.

J’entends d’ici le soupir exaspéré de ceux qui estiment que les microagressions sont une lubie de millénariaux multiculturalistes (l’insulte suprême selon eux). Tentons un exercice d’empathie : vous êtes un Québécois francophone qui participe à un congrès à Ottawa. Chaque fois que vous entrez dans une salle de conférence, on vérifie que vous êtes bien qui vous prétendez être. On est suspicieux. On ne le fait jamais pour vos collègues anglophones. Vous trouveriez ça normal ?

Ce n’est pas normal. Et pourtant, nous vivons dans des sociétés qui trouvent ça normal.

Joseph-Christopher Luamba, jeune homme noir de 22 ans, a été interpellé une dizaine de fois sans motif raisonnable, dit-il, depuis qu’il a obtenu son permis de conduire il y a trois ans. Il était devant le tribunal cette semaine pour faire déclarer inconstitutionnelles les interpellations aléatoires d’automobilistes par les policiers et mettre un terme au profilage racial.

Selon une étude de 2020 sur le profilage racial à Montréal menée par Anne-Marie Livingstone, chercheuse postdoctorale à l’Université Harvard, Marie Meudec, anthropologue spécialisée dans l’antiracisme, et la juriste Rhita Harim, « les taux d’interpellations policières sont systématiquement plus élevés pour les personnes racisées, sans qu’il n’y ait de corrélation avec les taux d’infraction ou de criminalité ».

À Montréal, un jeune Noir de 15 à 34 ans risque d’être interpellé de 4,4 à 5,3 fois plus qu’un jeune Blanc du même âge « pour des raisons non fondées et faibles », alors qu’une Autochtone se fait interpeller 11 fois plus souvent qu’une Blanche, selon une étude de 2019 de l’Université du Québec à Chicoutimi.

Je n’ai jamais senti qu’en raison de la couleur de ma peau, je faisais l’objet d’un traitement différencié ou d’une quelconque discrimination.

Je parle de réelle discrimination. Pas d’une musicienne conscientisée par les enjeux de représentativité médiatique de la communauté afrodescendante, qui fait le choix libre et éclairé de se retirer d’un rôle de porte-parole, afin de ne pas porter ombrage à un festival qu’elle apprécie particulièrement. Une femme de tête qui est, elle, consciente de son privilège blanc.

Détournez son geste pour des motifs idéologiques tant que vous voulez, récupérez cette histoire à des fins politiques si ça vous chante, soupirez même, ça n’y changera rien.