La date du 13 mars 2020 est inscrite en lettres de feu dans ma mémoire. C’est le jour, un vendredi 13 en plus, où j’ai ramassé mon ordinateur à La Presse et dit au revoir à mes collègues, en pensant que j’allais les retrouver au bureau dans deux ou trois semaines. La veille, le gouvernement annonçait dans un premier point de presse que le Québec était en pause.

Ça fait maintenant deux ans. On commence à peine à réintégrer la salle de rédaction, de façon progressive, selon les règles de la Santé publique.

Mais le 13 mars 2020 n’est finalement pas grand-chose comparativement au 24 février 2022 pour les Ukrainiens. Ce jour-là, ils ont ramassé en vitesse quelques affaires pour prendre le chemin de l’exil, sans savoir s’ils pourraient un jour retourner chez eux.

Nous pouvions rester à la maison. Eux n’ont plus de maison, et tout le monde se demande s’ils n’auront plus de pays bientôt.

J’ai vu la vidéo d’une jeune fille sur Twitter qui explique à la caméra qu’il y a deux semaines, elle était contente de sa vie. Elle avait un bel appartement dans un quartier cool de Kyiv, des projets, un avenir. « Je ne me sens plus moi-même maintenant. Je suis une personne différente. Maintenant, je suis une réfugiée. »

Ce qui l’attend n’est pas une peine de deux ans à regarder Netflix en linge mou, on s’en doute. Il est terrible de voir que la guerre fait basculer tant de vies du jour au lendemain. En Afghanistan, en Syrie, en Irak, à n’importe quel endroit sur la planète où elle apporte ses fléaux.

Ce qui se passe en Ukraine réveille des traumatismes en Europe, où on s’est entretués pendant deux guerres mondiales, tout en voulant exterminer une minorité bouc émissaire, les Juifs. J’ai vu des tonnes de documentaires et de films sur la Seconde Guerre mondiale, mon chum ne comprend pas cette lubie que j’entretiens depuis longtemps. « Pas encore Hitler ? », me dit-il quand je regarde un nouveau documentaire, et il tourne les talons pour aller regarder un authentique film d’horreur, son vrai dada.

Nous avons été saturés d’images de la Seconde Guerre mondiale, cela influence beaucoup la façon dont nous regardons ce qui se passe en Ukraine. Aux nouvelles, il est stupéfiant de voir certaines similitudes. Des villes bombardées. Des civils marchant sur les routes, montant dans des trains, des millions de personnes arrivant dans les pays limitrophes, le président Zelensky citant Churchill, disant que son peuple allait se battre « dans les forêts, dans les champs, sur les rivages, dans les rues ». Mais la phrase de Churchill qui hante l’Occident en ce moment est plutôt celle-ci : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. »

Tout le monde veut éviter une guerre à grande échelle, ce que je trouve sensé. On se demande si le supplice de l’Ukraine qu’on regarde tous les jours est un piège pour que nous craquions et entrions dans la guerre, sans savoir où elle nous mènera. On se demande si c’est vraiment ça que veut Poutine, plutôt que des territoires précis. On se demande si, à ne pas répondre par la force, on risque de le voir aller plus loin encore, pour tester nos principes. Est-ce cela, le piège, ou la non-intervention ?

Il y a eu des débats quand on a colorisé des images d’archives pour le documentaire Apocalypse – La Seconde Guerre mondiale d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle. Un très bon travail de vulgarisation qui voulait par ce moyen rappeler le caractère contemporain de cette crise historique à une génération qui n’a pas grandi avec les images en noir et blanc. Certains étaient contre le procédé, parce qu’il fallait respecter l’intégrité des archives, la mémoire des victimes. Ce débat semble lointain quand on voit des images qui ressemblent à cette guerre, en couleur à la télé ou sur Twitter, Facebook et TikTok, mais dans une histoire qui s’écrit au présent. Quand on voit une fillette chanter une chanson de La reine des neiges dans un abri bondé, que des réfugiés n’ayant qu’un sac à dos comme possession communiquent avec leurs proches avec un iPhone. Les réseaux sociaux auront une importance capitale dans ce conflit. Vladimir Poutine les censure en Russie, pendant qu’on se demande en Occident comment les encadrer. On n’arrive toujours pas à mesurer le pouvoir énorme entre les mains d’une poignée de gens qui possèdent ces canaux de communication.

Quand l’invasion de l’Ukraine a commencé, je me suis réveillée deux ou trois matins de suite avec une image du livre L’ordre du jour d’Éric Vuillard, prix Goncourt 2017. Souvent, quand l’actualité me terrifie, c’est la littérature qui remonte dans mon inconscient. Je pense me réfugier dans les livres, et finalement ils reviennent me hanter pour me dire des choses enfouies. Au début de la pandémie, c’était La mort à Venise de Thomas Mann, je ne sais trop pourquoi, car je n’avais pas d’affection particulière pour ce livre lu de façon obligatoire au cégep, mais c’est probablement l’une des meilleures relectures de ma vie.

Lire, c’est relire, me disait mon prof préféré.

Dans L’ordre du jour, qui raconte les jeux de coulisses politiques et économiques ayant précédé la Seconde Guerre mondiale, il y a cette date : le 13 mars 1938. Quand l’Allemagne a annexé l’Autriche.

Vuillard rappelle que les chars allemands aux portes de Vienne étaient enlisés. Je pense maintenant que c’est la colonne de chars russes aux portes de Kyiv qui a fait remonter cet extrait du roman dans mon sommeil agité. Le but du convoi allemand était la guerre éclair, la Blitzkrieg, mais il n’y a pas eu de résistance. L’Autriche tripait sur Hitler, non sans avoir fait le ménage en éliminant les opposants. Éric Vuillard écrit : « Il faut se souvenir qu’à cet instant la Blitzkrieg n’est rien. Elle n’est qu’un embouteillage de panzers. Elle n’est qu’une gigantesque panne de moteurs sur les nationales autrichiennes, elle n’est rien d’autre que la fureur des hommes, un mot venu plus tard comme un coup de poker. Et ce qui étonne dans cette guerre, c’est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de la justice, s’il ne plie jamais devant le peuple qui s’insurge, plie devant le bluff. »

Vladimir Poutine n’a pas l’air de bluffer, mais il est évident que les Ukrainiens, contrairement aux Autrichiens en 1938, résistent à l’invasion et n’accueillent pas les troupes russes avec des fleurs. Cette résistance imprévue fait monter les enchères, les menaces, les sanctions, et les angoisses de tous. Depuis 80 ans, le monde n’a jamais dansé au bord du gouffre d’aussi près, comme si les vieux démons de l’Europe n’avaient pas encore dit leurs derniers mots. L’histoire ne se répète pas, elle continue.