La première fois que je les ai vues, j’assistais à un kiss-in contre l’homophobie. Deux jeunes hommes avaient été agressés à la sortie d’un bar parce qu’ils s’aimaient. Environ 500 personnes les honoraient en s’offrant des baisers, mais 2 individus se démarquaient du lot. Ils portaient une grande robe, une cornette, beaucoup de paillettes et un maquillage extravagant. Excusez-moi, mais… qui êtes-vous ? « On est les Sœurs de la perpétuelle indulgence, ma chérie ! »

Les Sœurs de la perpétuelle indulgence sont nées à San Francisco, en 1979. Ces militantes empruntent des codes catholiques pour lutter contre l’homophobie et l’exclusion. Elles sont aujourd’hui réparties dans plus de 80 couvents dans le monde et se présentent en religieuses festives, bien qu’on trouve souvent un homme sous le costume.

Si je les ai croisées au kiss-in, c’est parce que les Sœurs se déplacent là où les gens ont besoin de réconfort. Elles distribuent de la compassion, de la joie et, parfois, des condoms…

D’ailleurs, au moment de notre première rencontre, en 2016, les Sœurs de Montréal en avaient déjà plein les bras. Elles accompagnaient des gens séropositifs, offraient des ateliers sur l’histoire des communautés queer, orchestraient des collectes de fonds, bénissaient des évènements fétichistes, favorisaient le réseautage entre personnes réfugiées LGBTQ+ et collaboraient avec divers organismes pour épauler les oubliés… À ça s’ajoute maintenant la pandémie. Mais, j’y reviendrai.

D’abord, un peu d’histoire.

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France, 2012. Le mariage pour tous divise la nation. Sœur Mystrah Label Fée Gore est alors membre du couvent parisien. L’homme sous la cornette a un riche passé catholique, en plus de travailler sur les thèmes de la parentalité et de l’adoption. On lui tend le micro. Il en profite évidemment pour clamer que tout le monde devrait pouvoir se marier.

« Ç’a été tellement violent ! On a tagué “PÉDÉ” sur ma porte et cramé ma boîte aux lettres. On est venu me chercher à la sortie de mon boulot, puis on a menacé de me jeter sur les rails d’un métro… Dans ma vie militante, c’était le combat de trop. »

PHOTO KEVIN CALIXTE, FOURNIE PAR LES SŒURS DE LA PERPÉTUELLE INDULGENCE

Sœur Mystrah

Sœur Mystrah se réfugie donc à Montréal, en 2013, en espérant trouver un peu de calme. Rapidement, elle rencontre l’une des fondatrices de la Dyke March de Montréal (une manifestation de visibilité et de protestation lesbienne). Coup de cœur.

« Un soir, elle est débarquée chez moi en disant : “Allez ! Il faut quoi pour être Sœur ?” »

Ainsi est donc née Sœur Émile du Scissorhood Nelson.

Pour la première fois dans l’histoire des Sœurs de la perpétuelle indulgence, un homme et une femme – deux personnes noires, qui plus est – s’associent dans l’espoir de fonder un couvent. Trois ans plus tard, en 2016, elles ont réuni une équipe de rêve et lancent officiellement leurs activités.

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Montréal compte aujourd’hui 11 sœurs et 1 novice. Si le jour, elles occupent un emploi, le soir, elles enfilent bénévolement leur costume de religieuse éclatée.

PHOTO FOURNIE PAR LES SŒURS DE LA PERPÉTUELLE INDULGENCE

Sœurs Marie Félicité et Kiss-A-Ring

Les Sœurs Mystrah Label Fée Gore, Marie Félicité du Mont-Royal et Kiss-A-Ring m’ont donné rendez-vous au Centre communautaire LGBTQ+ de Montréal. Avec elles, la novice Simone Veille-Aux-Graines.

« Sœur Marie Félicité est le directeur du Centre, précise Sœur Mystrah, tandis que j’observe les rayons remplis d’ouvrages.

— Je m’excuse, mais je suis un peu mélangée dans les pronoms…

— On utilise toujours le féminin quand on parle des Sœurs, même s’il s’agit parfois de garçons, me répond-elle.

— Donc, on s’entend sur le fait que j’écrirai qu’une Sœur est directeur du Centre ?

— Oui, quoique certaines femmes lesbiennes aiment bien m’appeler Madame la directrice, ajoute en riant Sœur Marie Félicité. »

Le local est donc le point de chute du couvent. C’est même ici que les Sœurs se maquillent avant de passer à l’action, entourées de milliers d’œuvres importantes pour les communautés qu’elles servent.

D’ailleurs, pourquoi se costumer avant de faire des interventions ?

Sœur Mystrah me raconte qu’après un atelier sur l’histoire queer offert à Québec, un adolescent ému aux larmes lui a posé la même question. « Si on sort en Sœurs, c’est pour te permettre de sortir avec des cheveux bleus. En occupant l’espace public de la sorte, on y crée un lieu pour tout le monde. Si nous, on peut sortir comme ça, tu peux le faire aussi. Qu’importe ta bizarrerie. »

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La novice Simone Veille-Aux-Graines est la dernière recrue du couvent. Elle est également la première mère – elle a un fils – à en garnir les rangs. Quand je lui demande quelle activité l’a le plus marquée depuis son postulat, elle me parle de la nuit des sans-abri lors de laquelle elle a distribué des repas ; de la commémoration du 30anniversaire de la tuerie de Polytechnique pendant laquelle elle a pu offrir du réconfort ; du bénévolat fait à la Maison Plein-Cœur, où résident des personnes séropositives ; mais, impossible de choisir un évènement en particulier.

PHOTO FOURNIE PAR LES SŒURS DE LA PERPÉTUELLE INDULGENCE

La novice Simone Veille-Aux-Graines photographiée au centre communautaire LGBTQ+ de Montréal

« Chaque sortie est importante parce que chacune d’elles apporte du soutien à une communauté précise », me dit-elle.

« Une des choses qu’on apprend à nos novices, c’est que l’attention que tu offres comme Sœur peut restaurer l’image qu’une personne porte sur elle-même, m’explique Sœur Mystrah. Quand tu entres dans un bar gai, que le serveur te salue et que tu prends du temps pour le gars assis seul au fond du bar, tu ne lui offres pas que de l’attention. Tu lui offres une forme de reconnaissance de la part de la communauté. »

Sœur Kiss-A-Ring me raconte qu’elle a justement fait une tournée des bars, récemment. « On entrait dans les établissements du Village gai qui avaient survécu aux premières vagues de la pandémie. C’était souvent un peu désert, on discutait avec les travailleurs et les travailleuses. On leur demandait : “Êtes-vous corrects ? Avez-vous pu maintenir un lien avec votre monde ?” C’était clair qu’ils et elles avaient besoin d’être écoutés. »

Sœur Marie Félicité acquiesce : « Depuis, quand on se promène dans le Village, les entrepreneurs nous invitent à entrer dans leur local. Ils veulent qu’on aille les voir. Je pense qu’ils s’accrochent à l’iconographie des Sœurs. Alors qu’ils ont perdu une partie de leur communauté, on est là pour leur rappeler l’esprit queer… »

Les Sœurs doivent en quelque sorte réanimer le quartier gai. Et pendant ce temps, celles et ceux qui le côtoient composent toujours avec des obstacles importants.

« On croit que les temps ont changé, mais ce n’est pas entièrement vrai, lance Sœur Mystrah. Ton expérience de garçon ou de fille LGBTQ+ t’amène encore des peines, des peurs et de l’angoisse. Pourtant, on te dit que tu n’as plus de raison de te plaindre et on détricote nos espaces communautaires. C’est-à-dire les endroits où pouvait se transmettre, d’une génération à l’autre, une certaine bénédiction dans la malédiction. »

Vieillir gai, c’est apprendre à dépasser les mots pourris que tu as reçus dans ton enfance. Pour des gamins de 20 ans, c’est précieux d’entendre : “Fie-toi sur mon expérience : ça va aller mieux.” C’est mignon quand on te l’écrit en ligne, mais ça n’a pas le même poids que lorsque quelqu’un te prend dans ses bras ou te regarde dans les yeux… La vie, ce n’est pas une application web.

Sœur Mystrah

Un silence.

« En fait, je trouve les jeunes mille fois plus seuls qu’on l’était. »

Heureusement, les Sœurs de la perpétuelle indulgence sont là.

En passant, vous avez été nombreux à manifester votre intérêt envers Mohamed, la semaine dernière. Sa banque de correspondants est aujourd’hui d’une ampleur impressionnante ! Je vous remercie de l’avoir laissé vous émouvoir. Je sais qu’en retour, vous le rendez heureux avec votre pluie de courriels.