Le couple à la table d’à côté se sépare.

Je n’entends pas tout, mais je devine dans les gestes de l’homme une grande lassitude. Il ne sait plus comment le dire, le répéter, il va s’en aller. J’observe la jeune femme qui pleure. Une pointe de colère se noie entre deux larmes. Je n’ai même pas à être discrète, elle ne me voit pas. Dans son champ de vision, que celui qui la déçoit. Et peut-être, tapi dans l’ombre, le rêve d’un avenir certain qui s’effondre. Encore une fois.

Le serveur me demande si j’aimerais qu’il remplisse ma coupe. Oui, svp, merci.

Je suis assise au Darling, un bar du Plateau Mont-Royal. La canicule a poussé les gens à se réfugier en dedans. Le lieu est bondé et, pour la première fois depuis la réouverture des bars et restaurants, je m’offre le luxe de me poser seule, sans autre but que d’espionner les humains qui m’entourent.

À la gauche du couple en train de se séparer, deux collègues de travail tentent d’éviter un gars qui cherche désespérément à leur parler. Un peu plus loin, une réunion d’amis attendue depuis longtemps. Des mains qui s’effleurent après des mois de privation, des rires qui font plonger les têtes vers l’arrière. Je les trouve touchants. Je pense que deux d’entre eux sont des ex. Ils ont l’air de s’être connus pleinement.

Pendant trois heures, je renoue avec le plaisir d’inventer une vie aux autres. Je scénarise le Darling et, surtout, je suis bien.

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Maude Landry appelle ça « faire du people watching ». C’est qu’en sortant du bar, j’ai réalisé qu’on devait être nombreux à se réjouir de pouvoir contempler nos pairs à nouveau. Je me suis souvenue que l’humoriste crée souvent ses numéros en se basant sur ce qu’elle observe chez les gens…

« Oui, mais je ne les observe pas pour les critiquer, me précise-t-elle d’emblée. Je les espionne pour savoir si je suis normale de faire certaines affaires. En humour, le public se reconnaît quand on souligne que “tout le monde fait ça”. Ça le rassure et je le comprends. Moi aussi, j’ai besoin qu’on me dise que je ne suis pas folle ! Tu sais, on essaie tous d’être normaux, mais personne ne l’est vraiment. Le people watching nous permet d’identifier ces comportements bizarres qu’on partage tous, au fond... »

Même si on se cache lorsqu’on tente de décoder ce qui se passe à la table d’à côté, c’est une activité tout à fait naturelle, selon Cécile Rozuel. La professeure adjointe à l’Université Saint-Paul, à Ottawa, et cofondatrice du Groupe de recherche Imagination, narration et espaces m’explique :

Plus on grandit, plus on développe certaines normes quant à ce qui est acceptable ou non. On oublie que la façon dont on a appris à comprendre le monde, c’est en observant les gens ! C’est essentiel de continuer à le faire.

Cécile Rozuel, professeure adjointe à l’Université Saint-Paul, à Ottawa

Essentiel ? Donc, le fait d’épier un couple dans un bar ne relève pas du voyeurisme ? Les yeux de la chercheuse s’illuminent. « L’imaginaire est lié à la quête de sens. C’est notre outil pour essayer de comprendre plus et de comprendre mieux. Sans notre imagination, on ne saurait pas comment survivre. On doit imaginer ce qui va se passer pour s’y préparer. Puis, sur le plan social, quand on se crée des scénarios, on s’ancre dans l’empathie. C’est là qu’on commence à s’intéresser aux histoires des autres. C’est nécessaire pour vivre en collectivité. »

J’en déduis que les restaurants et les bars doivent absolument rester ouverts, nonobstant la quatrième vague. Est-ce que j’exagère ? Cécile Rozuel réfléchit. « Il est parfois bon de sortir du monde pour revenir à soi-même. Au début de la pandémie, on a eu le temps de se repositionner par rapport à notre vie intérieure. Mais au bout d’un moment, on a besoin de se connecter au monde, sinon notre imagination devient stérile. Ou alors, elle part dans des fantasmes qui ne sont pas très bénéfiques pour notre santé mentale… Les lieux comme les bars et restaurants nous permettent effectivement de sortir de nous-mêmes. »

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« Au début de la pandémie, pour combler ma carence en people watching, j’écoutais des balados. Ça me donnait l’impression d’avoir accès à la conversation de gens assis près de moi », me confie Maude Landry (qui, sachez-le, porte parfois des écouteurs dont elle coupe le son pour mieux étudier les personnes qui l’entourent sans avoir l’air suspecte).

Au-delà du divertissement, inventer une vie aux autres est un mécanisme de défense pour l’humoriste : « On m’a toujours dit que j’avais beaucoup d’imagination. J’ai finalement découvert qu’une bonne part de celle-ci relève de l’anxiété. Je me suis longtemps imaginé le pire en créant des scénarios catastrophes. Maintenant, j’essaie plutôt d’imaginer ce que vit la fille qui vient d’entrer dans le restaurant. »

Chaque resto est le berceau de nouvelles histoires à me raconter pour m’évader de mes propres scénarios ennuyants.

Maude Landry, humoriste

Des milliers d’univers imaginaires, comme autant d’outils pour s’apaiser. Ce n’est pas fou. Est-ce que, enfant, on ne passait pas le temps et les peurs en se réfugiant dans un monde inventé ? Pourquoi, adulte, ne se permet-on pas de rêver davantage ?

Cécile Rozuel me répond : « Je pense que dans notre société occidentale, on a beaucoup de mal à laisser une place saine à l’imagination. Par exemple, on visualise notre succès pour mieux l’atteindre. C’est très utilitariste ! Ou alors, on associe l’imagination à la créativité, mais ici encore, elle sert un objectif… On ne se permet pas de rêvasser sans but. Je crois qu’il faudrait réhabiliter l’imagination. »

Je suis d’accord ! Plus encore, j’estime que les bars et les restaurants sont un terreau particulièrement fertile pour cette réhabilitation. Les gens y vivent sans fard, désinhibés, passionnés, déçus, spontanés. « C’est la plus belle des téléséries et elle n’est même pas scriptée », comme le résume si bien Maude Landry.

D’ailleurs, je me demande ce qui attendait la jeune femme du Darling dans l’épisode suivant. J’espère qu’elle ne pleure plus. En fait, j’aime croire qu’elle a déjà trouvé des amants qui la font rêver à des scénarios bien plus heureux que le précédent. Peut-être qu’elle en apprécie un plus que les autres. Ou alors que son cœur balance entre deux d’entre eux. En même temps, elle n’est pas obligée de choisir. Elle n’a pas de temps pour ça, de toute façon. Elle préfère s’investir dans ses études. Elle avait l’air d’une future avocate. Je suis certaine qu’elle serait du genre à se battre bec et ongles pour les bonnes causes. Quoiqu’elle avait aussi l’air d’étudier en design. Oui, peut-être plus en design. En tout cas, j’espère qu’elle va bien.