« La dame blonde, sur la photo, c’est la propriétaire ? », a demandé en anglais un homme dans la soixantaine, en commandant une poutine. « Je crois que c’est une humoriste », a répondu la jeune caissière bilingue. Elle a dit « comedian », en anglais. J’ai pensé qu’elle voulait sans doute dire « comédienne ».

« La dernière fois que j’ai mangé ici, il y a 26 ans, la propriétaire était une dame blonde », a ajouté le client. J’ai failli les interrompre. L’homme était juste derrière moi dans la file. La photo délavée posée sur le mur, à gauche de la caisse, était celle de la comédienne Véronique Le Flaguais. Je n’ai rien dit. Mes deux « steamés » venaient d’arriver.

J’ai souri à la coïncidence. Il y a exactement 26 ans que j’ai mangé à La Roulotte, célèbre casse-croûte de Sainte-Geneviève, moi aussi. Le décor n’est plus le même – l’intérieur était en bois à l’époque –, mais les hot-dogs sont toujours aussi bons.

Situé au cœur du village de Sainte-Geneviève, rue Paiement, le restaurant, ouvert en 1954 dans une roulotte argentée, est une institution de l’Ouest-de-l’Île. On vient de Dorval à Senneville pour ses hot-dogs et ses frites brunes, molles et graisseuses. Pour le parfum de nostalgie aussi, sans doute.

C’est ce qui m’y a guidé la semaine dernière. La Roulotte fut un carrefour de mon adolescence. J’y ai mangé avec des amis je ne sais plus combien de fois. Un camarade de classe travaillait à la caisse et on lui enviait son job. J’ai aussi de nombreux souvenirs liés à Sainte-Geneviève, où l’on fêtait la Saint-Jean, guère célébrée ailleurs dans le West Island.

Sainte-Geneviève, c’est surtout où habitait ma blonde du secondaire, Caro, qui est aujourd’hui ma voisine d’en face dans le Mile End. La maison de pierres ancestrale de ses parents se trouvait rue du Pont, à 200 m de La Roulotte, près de la rivière des Prairies. À un jet de pierre de ce qui est aujourd’hui le cégep Gérald-Godin. Il y a 30 ans, il n’y avait pas de cégep francophone dans l’Ouest-de-l’Île et je mettais près de deux heures à me rendre au cégep Bois-de-Boulogne en transports en commun.

À l’angle du boulevard Gouin, j’ai revu l’arrêt d’autobus où j’ai si souvent greloté en plein hiver, tard le soir, dans mon manteau de hockey en feutre aux manches de similicuir et en souliers blancs Stan Smith, sans tuque ni mitaines, bien sûr. Il n’y a rien comme l’adolescence d’aujourd’hui pour rappeler l’adolescence d’hier.

À 15 ans, je devais être rentré à la maison avant minuit le week-end. Il ne fallait surtout pas que je rate l’autobus 201 de 23 h 46, le dernier, sinon j’étais cuit. J’ai refait ce trajet d’autobus à contresens, depuis le boulevard Saint-Charles à Kirkland, où j’ai vécu de 9 à 19 ans, jusqu’au boulevard Gouin et aux jolis édifices patrimoniaux de Sainte-Geneviève, l’un des plus charmants villages du West Island, avec Pointe-Claire et Sainte-Anne-de-Bellevue.

Il y a 26 ans, je m’étais arrêté ici – pour deux « steamés » – en route vers le parc-nature du Bois-de-L’Île-Bizard. On m’avait, comme aux autres stagiaires de La Presse, demandé d’écrire un reportage sur l’un des parcs-nature de la Communauté urbaine de Montréal. J’avais spontanément choisi celui de L’Île-Bizard, qui me rappelle aussi des souvenirs d’adolescence.

L’été de ma deuxième secondaire, j’ai fait quelques fois le long trajet à vélo de chez moi jusque chez ma petite copine de l’époque, Danielle, à Laval-sur-le-Lac, en empruntant le traversier de L’Île-Bizard.

Puis à la fin du secondaire, c’est dans la cour chez les parents d’un ami de L’Île-Bizard, transformée en terrain de camping improvisé, que nous avons fêté l’après-bal.

Une soixantaine de finissants sur le party. Les souvenirs pourtant flous de cette soirée restent bien clairs dans mon esprit.

La même année, le parc-nature du Bois-de-L’Île-Bizard a été aménagé, en préservant le plus possible l’habitat naturel du nord de l’île. Lorsque j’y suis allé en reportage, en 1995, on m’a parlé d’un projet-pilote insolite, dont j’ai tiré un article pour L’Actualité, l’année suivante. Afin de stabiliser les colonies de castors, sans prédateur naturel à Montréal, on avait décidé de vasectomiser certains mâles.

Le castor, mammifère monogame, défend la femelle contre les castors indésirables. Mais la stérilisation chimique ou la castration provoque chez lui d’importants changements de comportement qui le poussent à quitter sa compagne. Il abandonne aussi la femelle lorsqu’elle a elle-même été stérilisée (par l’ablation des trompes), pour une autre plus fertile. Or, une étude américaine a démontré que le castor reste plus fidèle lorsqu’il est vasectomisé.

Je me suis rappelé cette étrange anecdote en arrivant au parc-nature, paisible oasis donnant sur le lac des Deux Montagnes, où je suis allé courir la semaine dernière. Je n’ai vu ni l’ombre d’un castor vasectomisé ni celle d’un être humain pendant ma course, mais quantité d’oiseaux de toutes les formes et couleurs dont mon collègue Yves Boisvert, coureur et ornithologue amateur, connaît certainement le nom (on a recensé quelque 150 espèces dans le parc).

Je n’ai malheureusement pu me rendre sur la grande passerelle de bois de 400 m, qui surplombe le grand marécage et qui est interdite d’accès aux visiteurs. Ça coupe court à une course... En rebroussant chemin, j’ai croisé en revanche une tortue à la sortie de la forêt.

J’y ai perçu un signe de la nature, me rappelant qu’il ne sert à rien de démarrer trop vite. On risque de s’essouffler. C’est en préservant son énergie au début d’une course qu’on s’assure d’arriver en force au fil d’arrivée. Ce qui est aussi le meilleur conseil de marathon que m’a offert Yves Boisvert. Une leçon de course et une leçon de vie.

À découvrir

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’œuvre sculpturale Trame d’appel au parc Eugène-Dostie, au 500, montée de l’Église, à L’Île-Bizard

Trame d’appel

Au cœur du parc Eugène-Dostie, dans l’île Bizard, la sculpture de Claude Millette Trame d’appel suggère une recherche de l’équilibre par ses trois représentations inclinées de la lettre grecque pi. Réalisée en 1990, l’œuvre de l’artiste natif de Saint-Hyacinthe avait été déplacée en 2012 pour être plus accessible aux citoyens.

Consultez la fiche de l'œuvre

Laila Maalouf, La Presse

Bistro 1843

Sara-Ann Lennox et son mari, le chef Tarik Belmoufid, sont propriétaires du restaurant français de la rue Cherrier. Ils ont restauré une maison ancestrale construite en 1843 (d’où le nom du bistro, où l’on peut apporter son vin). Au menu à l’heure actuelle, des classiques préparés avec un grand souci du détail : saumon en croûte, risotto façon paella ou bœuf Stroganoff.

Consultez le site du Bistro 1843

Émilie Côté, La Presse