On navigue sur les réseaux sociaux, on écoute de la musique, on prend des photos, on envoie des courriels et des textos avec notre téléphone, mais on n’appelle presque plus nos amis, notre famille, ou même nos relations professionnelles. Comment en sommes-nous arrivés là ?

« Un coup de téléphone, c’est devenu intrusif. Plus personne ne répond à son téléphone », lance Nina Duque, chargée de cours et doctorante à la faculté de communication de l’UQAM. Il reste utile dans des moments très spécifiques. « Si un ami traverse un moment difficile, il va vous appeler, car un texto ne suffira pas. Votre voix sera un réconfort, car elle n’est pas remplaçable quand on a besoin de soutien. »

Elle fait le parallèle entre la poste et le téléphone. « Autrefois, on était content de recevoir des cartes postales ; désormais on ne reçoit par la poste que de la publicité, nos taxes et nos impôts. Le téléphone, c’est pareil. C’est soit un sondage, une arnaque ou une mauvaise nouvelle. »

On doit repenser la notion d’appel téléphonique, estime Emmanuelle Parent, cofondatrice et directrice du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (CIEL). « Quand on reçoit un appel, on se dit que c’est grave, on s’inquiète, car pourquoi appeler si on peut texter ? Quand on appelle à l’improviste, on assume qu’on s’impose et qu’on interrompt une personne dans ses activités. Est-ce une urgence ? On a besoin d’une réponse immédiate, d’où l’appel et le stress provoqué. On se rend compte que la nouvelle norme est de texter avant d’appeler pour fixer un rendez-vous. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Emmanuelle Parent, cofondatrice et directrice générale du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne

Cela dit, les nombreux textos et courriels peuvent être mal interprétés. « On gagnerait à utiliser davantage le téléphone pour éviter les malentendus », souligne Emmanuelle Parent.

Un appel téléphonique est aussi une surcharge cognitive, selon celle qui est aussi autrice de l’essai jeunesse Texter, publier, scroller. « Chez les adultes occupés, il faut gérer et répondre rapidement à de nombreuses sollicitations au quotidien. Quand, sur le même appareil, on reçoit les messages du travail, des enfants, des amis, de la famille et qu’on doit leur répondre rapidement, un appel ajoute à la pression avec laquelle on doit conjuguer. »

Des communications en transformation

Les technologies ont évolué ces 15 dernières années et ont transformé nos façons de communiquer. Il est loin, le temps où on tirait sur la rallonge du téléphone pour s’enfermer dans notre chambre pour parler des heures avec nos amis. Aujourd’hui, selon l’enquête NETendances 2023, au Québec, 86 % des adultes ont un téléphone intelligent (97 % des 18-24 ans, 91 % des 25-34 ans, 94 % des 35-44 ans), mais on ne s’en sert presque plus pour appeler.

« On n’a pas de données scientifiques sur le volume d’appels, mais on se rend compte qu’on parle de moins en moins au téléphone. Au travail, les applications comme Teams et Zoom ont remplacé le téléphone », indique Claire Bourget, directrice en intelligence d’affaires et marketing à l’Académie de la transformation numérique (ATN) de l’Université Laval.

Bell, Rogers et Vidéotron, pour des raisons stratégiques, ne communiquent pas sur les volumes d’appels de leurs clients, mais Vidéotron constate une évolution dans le comportement des utilisateurs. « Aujourd’hui, nous remarquons que les clients utilisent de plus en plus leurs données en communiquant, par exemple, par voix ou vidéo avec leurs proches et leurs collègues par le biais d’applications tierces (ex. : FaceTime, WhatsApp, Teams, Zoom, etc.) », indique l’équipe des affaires publiques de l’entreprise.

Nina Duque constate toutefois dans ses recherches sur les adolescents un retour vers la voix et la parole pour les communications, notamment avec les messages vocaux. « Les adolescents utilisent beaucoup les textos, mais depuis quelques années, FaceTime (audio et vidéo) a beaucoup de succès, tout comme les messages vocaux. Et que ce soit WhatsApp, Messenger, Instagram, Snapchat, Slack, toutes ces applications offrent la fonction de pouvoir communiquer par appel audio ou vidéo. Il y a encore le besoin de se parler », estime-t-elle.

Le pouvoir de la voix

Elisabeth Roy, présidente de Roy et Turner, entreprise de relations de presse en activité depuis 1995, a vu évoluer les façons de communiquer dans son métier. Du télécopieur aux nombreux appels téléphoniques, elle est passée aux courriels et aux textos.

Je dis souvent aux plus jeunes avec qui je travaille : “Je ne suis pas meilleure que vous, c’est juste que, dans certains cas, je prends mon téléphone pour parler aux gens et ça donne des résultats !” C’est un métier de relations. On ne peut pas construire des relations humaines professionnelles uniquement à travers des textos et des courriels.

Elisabeth Roy, présidente de Roy et Turner

« Au téléphone, il y a une valeur ajoutée, ça fait plaisir de recevoir un appel, ajoute-t-elle. Il y a quelque chose de plus, une voix, une chaleur humaine. Récemment, j’ai appelé une amie qui avait perdu son emploi et j’ai senti qu’elle avait apprécié mon appel, parce qu’on ne prend plus le temps de le faire. Il y a une implication émotive dans l’appel, c’est très différent. »

Le téléphone, c’est intime. « C’est notre voix, on est confronté à la personne qui parle, analyse Nina Duque. Il y a des silences, de l’émotion, on n’a plus le contrôle. C’est une chose à laquelle on n’est plus habitués. Les transformations technologiques sont constantes et très souvent, on fait deux pas en avant, on revient en arrière, puis un pas sur le côté. »

PHOTO PATRICK LEMAY, FOURNIE PAR NINA DUQUE

Nina Duque, chargée de cours et doctorante à la faculté de communication de l’UQAM

Peut-être le téléphone cadre-t-il moins aujourd’hui avec la manière dont on vit. « Ou faudrait-il le réhabiliter ? demande Nina Duque. Car on perd une certaine humanité et même un sens des responsabilités. À force de ne pas répondre au téléphone, on ne veut pas affronter la réalité. On ne se confronte plus aux mauvaises nouvelles, aux autres. Il y a une certaine paresse aussi. Pourquoi ne pas répondre à son téléphone ? Il n’y a plus d’espaces ni de temps associés à la communication, alors en tant qu’humain, on reconfigure nos barrières. »

Quels sont les impacts sur les rapports humains ? « Les gens qui ont de bons indicateurs de bien-être sont des individus qui voient beaucoup les gens en personne, mentionne Emmanuelle Parent. Communiquer par le numérique, c’est bien, mais il est plus important de se voir en personne, car ça fait du bien. Cela crée un lien social. Parler au téléphone est un entre-deux. Il ne faut pas sous-estimer son importance. Il y a de la spontanéité, de l’émotion, c’est chaleureux, réconfortant, ne l’oublions pas ! »

Les appels de Brian Mulroney

Lors des hommages rendus à Brian Mulroney, de nombreuses personnalités se sont souvenues des appels de l’ancien premier ministre et de leurs conversations téléphoniques avec lui, dont son fils Mark Mulroney, Wayne Gretzky, Justin Trudeau et Mélanie Joly. « Je me souviens quand j’ai eu des problèmes avec l’affaire Netflix, c’est le seul qui m’avait appelée, qui m’avait encouragée et donné son soutien », s’est souvenue Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères, à son arrivée à la basilique Notre-Dame, au micro d’ICI Radio-Canada Télé. « Pendant qu’on renégociait l’ALENA, dans des moments très incertains, au milieu d’une semaine particulièrement houleuse, il m’a encouragé à garder le cap. Je l’entends encore me dire au téléphone : “Justin, souviens-toi de ce que ton père disait, que c’est en fin de soirée qu’on reconnaît les meilleurs danseurs” », a déclaré le premier ministre dans son discours lors des funérailles d’État de Brian Mulroney. « Je l’ai interrompu pendant des réunions du G7, mais il prenait le téléphone, parce que pour lui, c’était la famille avant tout », a confié Mark Mulroney au micro de Tout un matin sur ICI Première.

Lisez « Pour ou contre les conversations téléphoniques ? »