Un client quitte un restaurant après une soirée qu’il jugeait agréable, jusqu’à ce que, surprise, on lui envoie une publication devenue virale sur les réseaux sociaux. La serveuse à qui il a laissé, selon lui, une somme plus que raisonnable, l’humilie publiquement pour avoir donné « seulement 10 % » de pourboire.

Le fait de faire honte aux clients qui ne laissent pas un pourboire jugé suffisamment généreux, appelé tip shaming en anglais, est de plus en plus dénoncé sur la scène publique et passe de moins en moins. Il suffit de rechercher les mots clés « tip+shame » pour réaliser à quel point ce phénomène prend de l’ampleur et que le débat fait rage.

Le phénomène a commencé au retour de la pandémie, aux États-Unis, lorsque des serveurs se sont mis à dénoncer publiquement des clients qui quittaient le restaurant sans laisser « un minimum de 20 % de pourboire ».

« Je déteste les Européens », a par exemple écrit la serveuse @madison.tayt, originaire de New York, sur Twitter, « ils ont laissé 10 % de pourboire1 alors qu’ici, c’est 20 % ». Sa publication a énormément fait réagir et ladite serveuse s’est tellement fait rabrouer que le tweet a été supprimé. Les internautes lui ont dit de « blâmer la culture et non les clients » et que « 70 $ sur une facture de 700 $ étaient un bon pourboire pour apporter quelques assiettes à une table ».

PHOTO LUCAS BARIOULET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Il y a à peine quelques années, on se montrait généreux lorsqu’on offrait du pourboire, surtout au retour de la pandémie pour encourager les travailleurs de la restauration qui en avaient souffert.

Une autre serveuse, @tamela.anderson sur TikTok, a également partagé avec ses abonnés une addition avec pourboire d’environ 10 à 15 % qui aurait dû, selon elle, être de 20 %. Les commentaires désobligeants n’ont pas tardé : « Le pourboire n’est pas obligatoire », a rappelé un internaute, « tu devrais en vouloir au secteur [de la restauration], pas aux clients », soulignait un autre.

Plus discret au Québec

Au Québec, le phénomène existe aussi, mais se fait plus discret : les serveurs mécontents vont s’exprimer sur leur page Facebook personnelle ou dans des groupes privés de travailleurs de l’industrie. Peu importe le moyen utilisé, les serveurs ne semblent plus tellement avoir la sympathie du grand public et ceux qui essaient de faire honte aux clients voient de plus en plus leur tactique se retourner contre eux. La plupart des publications du genre sont d’ailleurs rapidement retirées, ne trouvant pas le soutien recherché au départ.

Pourtant, il y a à peine quelques années, on se montrait généreux lorsqu’on offrait du pourboire, surtout au retour de la pandémie pour encourager les travailleurs de la restauration qui en avaient souffert. Désormais, la fatigue du pourboire semble généralisée et bien installée dans la société. Les clients se sentent culpabilisés de ne jamais laisser assez de pourboire, surtout depuis que les fonctions pourboire sur le terminal affichent un minimum de 18 %.

On a définitivement atteint la limite. Avec l’inflation, la facture moyenne du client au restaurant a explosé, et le client a une capacité de payer de plus en plus limitée. En tant qu’industrie, on doit se questionner : est-ce qu’on préfère faire 20 tables qui payeront 20 % de pourboire ou 30 qui offriront 15 % ? Parce qu’on ne peut pas tout avoir !

Laurent Godbout, chef et restaurateur

« Au Québec, donner 15 % de pourboire au restaurant a toujours été la norme. Mais notre 15 % est additionné sur le total de la facture, qui comprend déjà 15 % de taxes. Le client se retrouve donc à payer 30 % du prix de sa facture, ce qui est énorme. Les restaurants qui ont récemment modifié leur terminal pour proposer des options de pourboire de 18 %, 20 % ou 25 % demandent en fait au client d’ajouter 40 % de frais au total de sa facture », résume le chef.

Effectivement, la culture du pourboire aux États-Unis, où les taxes sont moins élevées, semble tranquillement avoir fait son chemin jusqu’au Québec. Les terminaux de paiement ont subtilement changé leurs options dans de nombreux restaurants de la province. Les 15 %, 16 % et 18 % sont devenus 18 %, 20 % et 25 %, ce qui crée un malaise chez le client qui se sent obligé de laisser plus que ce qu’il voudrait.

Refilier la facture au client

Robert Dion, éditeur du magazine spécialisé HRI Mag qui s’adresse aux professionnels de la restauration et qui s’intéresse à la question, est des plus tranchants sur la culture du pourboire. « Ça n’a plus de bon sens ! lance-t-il. Je milite depuis longtemps pour qu’on ait une solution. On a poussé dans la cour des clients l’augmentation des salaires, puis l’inflation, mais on ne peut pas leur mettre ça sur le dos, sinon on va les perdre. »

Il rappelle que, bien que la culture américaine du pourboire, « les fameux 20 % », soit arrivée au Québec, on n’a pas la même réalité économique que nos voisins du Sud. « Au Québec, le salaire minimum est à 15 $ ; aux États-Unis, il est d’environ 9 $. On ne peut pas se dire simplement : “Ils font ça aux États-Unis, faisons la même chose.” »

Selon lui, la limite est atteinte et les restaurateurs n’auront pas le choix de se rétracter, et les serveurs, d’accepter que 20 % de pourboire, ce n’est pas la norme.

Un récent sondage, relayé dans HRI Mag, indique d’ailleurs que 62 % des Canadiens ont laissé un pourboire plus élevé1 que désiré en 2023 uniquement parce qu’ils s’y sentaient forcés en se voyant offrir les options du terminal. « Les résultats du sondage démontrent clairement que les tactiques des commerçants pour inciter les consommateurs à laisser plus de pourboire fonctionnent, mais ils risquent de s’aliéner leur propre clientèle dans un contexte où on essaie tous d’adapter notre budget à l’inflation. »

Consultez le texte du Daily Mail (en anglais) Consultez le sondage