À 75 ans, Patsy Gallant dit avoir participé à l’émission Big Brother Célébrités pour montrer que l’âge n’est qu’un chiffre. Un chiffre qui nous est pourtant rappelé à chaque anniversaire, mais auquel on ne s’identifie pas toujours. Refus de vieillir ou rapport tordu au passage du temps ? Réflexion sur la subjectivité de l’âge.

À 89 ans, Lucile Wheeler Vaughan ne sent pas le poids de l’âge. Première médaillée olympique canadienne en ski alpin (en 1956 à Cortina d’Ampezzo), elle dévale encore les pistes des Cantons-de-l’Est, où elle est aujourd’hui établie. « En ce moment, si je me regarde dans le miroir, je ne pense pas faire mon âge, mais c’est mon opinion ! », lance, au bout du fil, celle qui, dans sa tête, a arrêté de vieillir à 60 ans.

Dans mon esprit, je pense que je peux faire tout ce que j’avais l’habitude de faire, mais mon corps me dit autre chose. Mon énergie est encore bonne, mais il faut probablement que je ralentisse de temps en temps.

Lucile Wheeler Vaughan, 89 ans

Si on se croit rarement plus petit ou plus grand que nous le sommes, pourquoi ressentons-nous souvent un décalage entre l’âge que nous ressentons et celui qui nous est rappelé chaque année à notre anniversaire ?

L’âge subjectif ou ressenti

Voilà plusieurs décennies que les chercheurs en psychologie, particulièrement dans les pays anglo-saxons, étudient ce qu’on appelle l’âge subjectif ou ressenti. Si les applications concrètes de ce champ de recherche sont encore peu nombreuses, il permet néanmoins de comprendre le rapport qu’entretiennent les adultes avec l’âge dans les sociétés occidentales. Sans surprise, la plupart des gens âgés de 30 ans et plus se considèrent comme plus jeunes, selon plusieurs études, dont l’une réalisée par des chercheurs américains qui ont posé la question à 502 000 personnes âgées de 10 à 89 ans, entre 2006 et 2015.

Consultez l’étude « Age Differences in Age Perceptions and Developmental Transitions » (en anglais)

Constat : alors qu’à 40 ans, on se perçoit comme ayant 35 ans, l’écart s’accroît avec l’âge. À 50 ans, on tend à se voir comme ayant 40 ans, 45 ans à 60 ans et 65 ans à 80 ans. Une étude réalisée au Danemark en 2006 démontrait quant à elle que les personnes de 40 ans et plus tendent à se considérer comme 20 % plus jeunes que leur âge.

Consultez l’étude « People over forty feel 20 % younger than their age: Subjective age across the lifespan » (en anglais)

« La tendance générale est qu’on se sent généralement plus jeune que l’âge chronologique, sauf dans le cas de maladie, de handicap, de deuil ou d’évènements de vie négatifs qui font, comme on dit, prendre un coup de vieux, précise le professeur Christian Heslon, auteur, spécialiste en psychologie des âges de la vie et directeur de l’École des psychologues praticiens de Lyon et Paris. Ce rajeunissement n’empêche pas de se sentir avancer en âge, mais moins vite que l’âge chronologique. »

On n’a pas l’impression chaque année d’avoir un an de plus. Et quand on arrive à 50 ou 60 ans, on est tous surpris parce qu’on le sait, mais on ne le ressent pas.

Le professeur Christian Heslon, auteur, spécialiste en psychologie des âges de la vie et directeur de l’École des psychologues praticiens de Lyon et Paris

Si c’est plutôt vers le début de la trentaine que ce décalage s’installe, c’est qu’à l’adolescence et au début de la vie adulte, on éprouve généralement une envie d’être plus vieux pour gagner en liberté. Puis, surviennent des passages de la vie comme l’établissement en couple, l’intégration au marché du travail et la parentalité qui font sentir le temps qui s’installe. À partir de ce moment, « on a tendance à voir le temps passer un peu plus vite et donc à se sentir un peu plus jeune que l’on est », note M. Heslon.

Le passage accéléré du temps n’est pas une vue de l’esprit. Ou peut-être que si, un peu. Le professeur Heslon indique que cette perception s’explique sur le plan cognitif par le fait qu’à 20 ans, une année de vie représente un vingtième de notre existence, alors qu’à 60 ans, ce n’est plus qu’un soixantième. « Le temps passant plus vite, on n’a pas l’impression d’avoir vécu l’année qui s’est écoulée », précise-t-il.

Un mécanisme de défense

Une autre explication avancée pour expliquer le décalage entre l’âge réel et l’âge chronologique est celle d’un mécanisme de défense face à l’avancée en âge et la menace du vieillissement. Les personnes âgées étant un groupe stigmatisé dans notre société, au fur et à mesure qu’ils vieillissent, « les gens s’efforcent de prendre psychologiquement leurs distances par rapport [aux aînés] », notent les chercheurs de l’étude américaine.

PHOTO FRANK AUGSTEIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La reine Élisabeth II, en juin 2022

En 2021, la reine Élisabeth II, alors âgée de 95 ans, avait d’ailleurs refusé le prix « The Oldie of the Year » remis à une personne âgée par le magazine britannique The Oldie. « Sa Majesté pense qu’on a l’âge que l’on ressent et, par conséquent, ne pense pas remplir les critères pour accepter », indiquait la lettre signée par son secrétaire privé.

L’âge n’est-il qu’un chiffre ? Pas pour l’État, notamment, qui se base sur l’âge pour élaborer nombre de programmes sociaux ainsi que pour les médecins, pour qui il s’agit d’une donnée primordiale quand ils évaluent un patient. « L’âge nous dit énormément, mais ne nous dit rien en même temps », remarque le DQuoc Dinh Nguyen, gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).

« Tout ce qui nous intéresse en médecine a une corrélation avec l’âge : le nombre de maladies, les médicaments, le niveau d’autonomie, le milieu de vie, les activités fonctionnelles. Tout ça est corrélé à l’âge. » Or, ajoute-t-il, si l’âge ne dit rien également, c’est que les personnes de 85 ans, par exemple, sont différentes les unes des autres, certaines étant encore actives professionnellement, alors que d’autres souffrent de troubles cognitifs.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Le DQuoc Dinh Nguyen

Essentiellement, l’âge donne un point de départ. Mais c’est complètement faux, je trouve, les gens qui souvent prennent des lunettes roses en disant : “l’âge n’a pas rapport, c’est juste un chiffre”. C’est un chiffre extrêmement puissant.

Le DQuoc Dinh Nguyen, gériatre, épidémiologiste et chercheur au CHUM

Est-ce que l’âge ressenti par une personne amène une information pertinente ? Un peu, répond le gériatre. Bien que quelques études aient montré un lien entre l’âge perçu et l’espérance de vie, l’état de santé perçu est encore plus significatif, selon le médecin. « Prenez à peu près n’importe quelle maladie. Demandez aux gens : est-ce que vous vous percevez en bonne ou en mauvaise santé ? Ça va être associé à la mortalité de façon assez constante. »

Dans d’autres sphères, cependant, l’âge ressenti mériterait d’être davantage pris en considération, selon Christian Heslon, notamment en travail social et en psychothérapie, ainsi que lors de l’accompagnement de personnes dans une reconversion professionnelle ou une transition vers la retraite.

À quel âge devient-on vieux ?

Le DQuoc Dinh Nguyen s’est intéressé à cette autre question de perception dans une étude réalisée auprès de 300 patients et accompagnateurs au CHUM. En moyenne, on devient vieux à 74 ans, selon les adultes interrogés. Or, plus ceux-ci étaient âgés, plus ils considéraient qu’on devenait vieux… vieux ! Fait intéressant, les femmes et les personnes blanches placent la barre de la vieillesse plus haut. Des résultats qui pourraient s’expliquer par l’espérance de vie plus élevée chez les femmes, mais aussi, avance le chercheur, par la stigmatisation associée au vieillissement, moins présente chez les hommes et dans les sociétés asiatiques, africaines ou autochtones.

Consultez l’étude « How old is old ? Identifying a chronological age and factors related with the perception of old age » (en anglais)

Cela dit, notre société gagnerait, selon le Dr Nguyen, à reconsidérer le seuil de 65 ans, souvent perçu comme celui de la vieillesse : « 65 ans, c’est jeune. Si on considérait que le phénomène du vieillissement commence à 75 ou 80 ans, j’ai l’impression que l’on comprendrait mieux la réalité et qu’on trouverait de meilleures solutions. »

Ce qui nous ramène à cette déclaration de Patsy Gallant sur les ondes du 98,5 FM, à sa sortie de Big Brother Célébrités : « Je voulais leur montrer qu’à 75 ans, c’est pas fini. Même si j’ai une jambe dans la tombe, pilez-moi pas sur l’autre ! »

Lisez « Réflexions sur le temps qui passe »