« Je me souviens d’être venue voir un film à l’Empress quand j’avais 4 ans. À l’époque, ça s’appelait le Cinéma V », raconte Camille Bédard, qui a grandi tout près, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce.
« Le bâtiment de l’Empress a toujours fait partie de mon paysage », dit la trentenaire, rencontrée devant l’ancien cinéma construit en 1927 et dont la décrépitude contraste avec les figures néo-égyptiennes de la façade.
Camille Bédard nourrit un grand intérêt pour la salle du 5560, Sherbrooke Ouest. Elle y a consacré des recherches pour son baccalauréat, puis pour sa maîtrise en architecture à l’Université McGill. Elle a eu la chance de visiter ce qu’il reste de l’Empress à deux reprises, la première fois en 2009. « La dégradation était déjà fulgurante. Aujourd’hui, ça doit être terrible. »
Depuis un incendie mineur survenu en 1992, l’édifice est laissé à l’abandon. La saga pour le sauver a eu plusieurs chapitres. Un groupe de citoyens a mené le projet d’en faire l’Empress Cultural Center. Un autre formé d’Élaine Éthier et de Mario Fortin (ancien président-directeur général des cinémas Beaubien et du Parc) s’est investi pour que l’Empress renaisse sous le nom de Cinéma NDG. Plus récemment, en 2021, des consultations ont eu lieu pour au moins restaurer sa façade.
L’ancienne mairesse de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce Sue Montgomery avait à cœur de commémorer l’Empress, mais pour l’instant, tout projet de reconversion semble sur la glace. Étienne Brunet, attaché de presse à l’arrondissement, a confirmé à La Presse que l’immeuble appartient toujours à la Ville. « L’immeuble n’est pas en vente. Je n’ai malheureusement pas d’autres détails à donner en ce moment », nous a-t-il répondu par écrit.
« Ça me fait énormément de peine, lance Camille Bédard. C’est un bon indicatif de la valeur qu’on accorde au patrimoine au Québec. Il y a peu de connaissances et d’intérêt. »
S’évader au cinéma
Dans sa maîtrise, Camille Bédard a fait une étude comparative de trois cinémas dits « atmosphériques » : l’Empress, le Capitol, de style néo-médiéval à Port Hope, en Ontario, et l’Orpheum, de style baroque, à Vancouver. « La particularité de ces cinémas, c’est qu’ils reproduisent dans l’auditorium l’illusion d’un espace extérieur. Et le plafond reproduit un ciel étoilé de nuit. »
Les cinémas atmosphériques étaient plutôt rares parmi ceux de type « palace ».
L’idée était de transporter le public dans un autre monde. Pas juste par le film, mais par la salle.
Camille Bédard, qui a fait de nombreuses recherches universitaires sur l’Empress, au sujet des cinémas atmosphériques
Et pourquoi la thématique égyptienne (qui pourrait être considérée aujourd’hui comme de l’appropriation culturelle) ? À l’époque, explique Camille Bédard, on assistait à une sorte d’« Egyptomania » après la découverte de la tombe de Toutankhamon.
Emmanuel Briffa, décorateur renommé de nombreux cinémas montréalais et de quelque 200 au total (dont le Théâtre Snowdon et le cinéma Le Château), rendra l’intérieur de l’Empress des plus somptueux.
Briffa était plus connu que l’architecte de l’Empress, Alcide Chaussé, spécialisé dans la prévention des incendies. L’Empress a ouvert en 1928 alors que les Montréalais étaient encore hantés par la tragédie du Laurier Palace, survenue un an plus tôt dans Hochelaga-Maisonneuve. Un incendie avait causé la mort de 78 enfants, dont la plupart avaient été piétinés faute de sorties de secours.
Malgré sa façade fastueuse, l’Empress était destiné à devenir un cinéma de quartier de type second-run, où on diffusait des films plus tard après leur date de sortie, souligne Camille Bédard.
À l’époque, soit celle des premiers films parlants, les gens n’avaient pas de téléviseur. Aller au cinéma était la sortie par excellence. On y présentait plusieurs programmes, même des bulletins télévisés. En 1937, on comptait rien de moins que 59 salles de cinéma à Montréal.
Le cinéma était un point d’ancrage dans le quartier au même titre que l’église. C’était un point de rencontre et de socialisation. Juste dans [Notre-Dame-de-Grâce], il y a eu quatre cinémas à un moment donné. Et l’Empress, c’était immense : 1550 places.
Camille Bédard
Plus tard, pendant les années folles d’après-guerre, l’Empress deviendra un cabaret burlesque, le Royal Follies. Il sera fermé cinq ans, puis en 1968, il sera réaménagé en deux salles de cinéma.
Après de très bonnes années, le Cinéma V a été racheté par Famous Players en 1987, puis des flammes ont mis fin à ses projections. « L’incendie a été un prétexte pour le fermer », affirme Camille Bédard, qui a par ailleurs consacré un chapitre à l’Empress dans l’ouvrage Oriental Interiors : Design, Identity, Space.
Des souvenirs
Quand Camille Bédard a visité l’Empress il y a près de 15 ans déjà, il y avait toujours des sièges et des bouts de fresque d’Emmanuel Briffa au plafond. Elle peine à imaginer l’état des lieux aujourd’hui.
L’organisme Héritage Montréal garde toujours bon espoir de pouvoir conserver la façade. « Héritage Montréal est très attaché au théâtre Empress, souligne sa directrice adjointe des politiques, Taïka Baillargeon. Son état n’a fait que s’aggraver d’année en année. »
Même si on a déjà perdu beaucoup de ce théâtre d’exception, on continue d’espérer qu’il soit préservé et mis en valeur.
Taïka Baillargeon, directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal
Bien des gens passent chaque jour devant l’Empress sans connaître son histoire et son importance patrimoniale, alors que les habitants de longue date du quartier attachés à l’édifice pestent de voir que rien ne bouge derrière les barricades. « Dommage », souffle Camille Bédard, dans un euphémisme.
Mais quel était le film qu’elle a vu entre les murs de l’Empress quand elle était toute petite ? « Tous les chiens vont au paradis », répond-elle.
Il ne faut pas sous-estimer une chose importante, souligne-t-elle en conclusion. « Quand les gens parlent de cinémas, leurs souvenirs sont très affectifs. »
À lire la semaine prochaine : ce qu’est devenu le cinéma Le Château