L’affaire Chantale Daigle a relancé le débat sur le droit à l’avortement au pays il y a 34 ans. Un sujet encore tabou aujourd’hui, clivant par moments, dont peu de femmes se vantent. Pour ne plus le taire et toujours le défendre, trois femmes se racontent.

« Nos mères n’ont pas eu ce choix ! »

Marie Gray, 59 ans

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Marie Gray, autrice

Nous sommes en 1988. L’année de la décriminalisation de l’avortement. Marie Gray a 25 ans, elle chante dans un groupe, a une voix du tonnerre et la vie devant elle. À l’époque, l’autrice, que l’on connaît entre autres pour ses Histoires à faire rougir, n’écrit pas encore : elle est plutôt rockeuse. Et pas prête du tout à être maman.

« On n’était pas prêts, on était des tripeux, pas du tout responsables, encore des enfants ! »

Elle tombe enceinte bien malgré elle et en dépit de son moyen de contraception du moment. « Parce qu’il n’y a pas un seul moyen de contraception qui soit efficace à 100 % », apprend-elle à ses dépens. À preuve : deux ans plus tard, rebelote. Sauf qu’heureusement pour elle et contrairement à Chantale Daigle, ça n’a jamais été un problème pour ses conjoints.

On n’était pas prêts. Je savais que je voulais des enfants un jour, mais pas là !

Marie Gray

D’ailleurs, « dans ma tête, je ne pensais pas à l’aspect légal : pour moi, ça allait de soi ». Elle avait le choix.

Sa mère « très présente » lui apporte tout le soutien du monde et lui confirme : « C’est ton choix […] ton choix seulement. »

« Je me souviens que l’affaire Chantale Daigle a été le premier évènement porté par une fille de ma génération qui me faisait réaliser l’importance et le courage de ces femmes qui ont mené des combats pour obtenir ce que je tenais pour acquis, poursuit-elle. Ce n’était plus des histoires de ma mère, mais d’une fille de mon âge que je trouvais forte et admirable. »

Marie Gray se félicite qu’on aborde ici le sujet. « C’est tellement important d’en parler. J’ai peur : c’est inquiétant ce qui se passe aux États-Unis, ce retour de la droite religieuse. On a beau dire qu’ici ça n’arrivera pas, il ne faut rien tenir pour acquis… », conclut la mère de deux grands enfants, à qui l’on doit aussi un roman jeunesse sur le sujet (Le vertige de Gabrielle, chez Guy Saint-Jean).

« Il est important de décomplexer ce sujet-là ! »

Marie-Ève Milot, 39 ans

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Marie-Ève Milot, metteuse en scène, autrice et codirectrice artistique du Théâtre de l’Affamée

Elle avait 23 ans et sa carrière en théâtre commençait à peine. Elle prenait la pilule et est tombée enceinte quand même. « Oui, c’est un choc, confirme la metteuse en scène et codirectrice artistique du Théâtre de l’Affamée. Ce qui m’a fascinée, c’est que quand je l’ai dit à mon entourage, automatiquement c’était lié à une bonne nouvelle. Comme si le “par défaut” n’était pas l’avortement. »

Une réaction sous forme de « pression », confirme la coautrice de Clandestines, une pièce inspirée de l’histoire de l’avortement au Québec, présentée le mois dernier au Théâtre d’Aujourd’hui.

Parlant de clandestinité, « ma mère a subi un avortement clandestin, enchaîne-t-elle. Ma mère n’était pas maîtresse de son utérus ! Or, dans l’illégalité et la clandestinité, tu t’exposes à tellement de choses… »

Quant à elle, Marie-Ève Milot savait très bien qu’elle n’en voulait pas. Et son copain de l’époque non plus.

Ce n’était désiré ni pour lui ni pour moi. Mais je vais quand même le dire, il n’était pas là.

Marie-Ève Milot

Oui, ça l’a déçue. Elle s’est rendue au Centre des femmes et a vécu son avortement entre femmes de tous âges aux parcours diversifiés. « Et ça déboulonnait plein de mythes, se souvient-elle. Et ce n’est pas lié à un traumatisme. Je suis reconnaissante d’avoir eu accès à ça et de cette manière. »

Mais l’actualité lui fait peur. « Terriblement », insiste-t-elle. « Et c’est pour ça que j’ai écrit là-dessus. On a tendance à tenir nos droits pour acquis. […] Mais contrôler le corps des femmes, ce n’est pas quelque chose de nouveau. […] Il est important de décomplexer ce sujet-là, d’autant plus avec ce qui se passe aux États-Unis, de l’exposer, pour que d’autres femmes puissent s’identifier, de montrer la liberté de choix parce qu’elle doit être préservée. […] C’est un droit, une question de dignité et d’intégrité physique. »

« Dans ma tête, c’était illégal partout ! »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Maria Bejarano, militante féministe

Maria Bejarano, 28 ans 

La jeune femme originaire de Colombie est arrivée au Québec à l’âge de 17 ans. À l’époque, il y a dix ans, elle ne parle pas un mot de français. « Et dans mon pays, l’avortement n’était pas légal, cela a pris beaucoup de luttes féministes, dit-elle. On n’avait pas beaucoup d’éducation à la sexualité non plus. »

Elle ne sait pas ce qu’est « une relation saine, une relation intime, je ne sais même pas c’est quoi l’amour ! »

Toujours est-il qu’elle rencontre rapidement un garçon de son âge. Elle ne prend pas de moyen de contraception, parce qu’elle ne sait pas trop à qui s’adresser, et qu’aucun intervenant ne parle non plus l’espagnol. « Et je suis beaucoup trop gênée pour demander à mon père ! »

Quand elle prend conscience de son état, c’est la « panique ». « Ma vie est finie ! »

Énorme, infini soulagement quand son petit ami d’alors lui révèle qu’elle peut mettre un terme à sa grossesse, et que l’avortement ici est légal, sécuritaire et accessible.

C’est légal, ici ? Dans ma tête, c’était illégal partout !

Maria Bejarano

« Oui, c’est un soulagement, dit la jeune militante féministe. Moi, je suis pour depuis que j’ai une conscience des inégalités sociales et de la pauvreté. Ce n’est pas tout le monde qui doit amener un enfant au monde ! »

Son petit ami fait les appels, prend le rendez-vous et l’accompagne à la clinique. « Il faisait la traduction pour moi », se souvient-elle.

Non, elle ne le dit pas à sa famille. « Peut-être qu’ils se seraient opposés, dit-elle. En Amérique latine, les parents vont toujours faire pression. Mais c’est notre décision. Même pas : c’est ma décision ! »

Quelques années plus tard, plus établie dans la vie, et avec un autre petit ami, Maria a finalement fondé une famille. « Là, c’est très différent. J’ai une stabilité émotionnelle, je suis prête, dit-elle. Mais si tu n’as pas les outils sociaux, économiques et émotionnels pour prendre en charge un enfant, tu ne dois pas être maman ! »

Aujourd’hui, elle souhaite à sa fille la liberté de choisir comme elle. « Et qu’elle ait confiance en moi, si un jour elle tombe enceinte, parce que je suis une maman féministe et je vais toujours la soutenir. »

À noter que la Colombie a finalement dépénalisé l’avortement l’an dernier.