En 1989, alors qu’une jeune femme de 21 ans écrit l’histoire du droit à l’avortement à la Cour suprême du Canada, grâce à son combat pour ne plus porter l’enfant d’un homme violent, la journaliste Marie Tison est aux premières loges. Récit d’une journée inoubliable.

Située à proximité du parlement canadien, à Ottawa, la Cour suprême du Canada est généralement un havre de paix et de sérénité. Le vaste hall d’entrée est sobre et élégant. La salle d’audience principale, lambrissée de panneaux de noyer noir, respire le décorum.

Le 8 août 1989, cependant, cette digne institution est le lieu d’un véritable coup de théâtre, un revirement de situation qui sidère les juges, les avocats et les journalistes. En ce jour, Chantale Daigle doit demander à la Cour suprême de casser l’injonction qui l’empêche de se faire avorter.

La cause est si urgente et importante que le juge en chef Brian Dickson a rappelé de vacances plusieurs juges afin de présenter un banc complet pour entendre les arguments des avocats des deux parties.

C’est une matinée un peu fraîche. Sur la pelouse, devant la Cour suprême, plusieurs dizaines de manifestants antiavortement sont déjà sur place avec des pancartes. Quelques mots attirent l’attention : « Des cadeaux pour le bébé de Chantale et Jean-Guy ». Devant, des toutous en peluche, une poussette.

Nous, les journalistes, nous nous sommes préparés, nous avons lu tout ce que nous pouvions sur la cause.

Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un petit couple sympathique qui connaît des difficultés. Il s’agit plutôt d’une jeune femme qui craint la violence de son ancien conjoint et qui ne veut pas que celui-ci continue à jouer un rôle dans sa vie en prenant prétexte d’un enfant commun.

Le message et les cadeaux offerts semblent donc totalement déconnectés.

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Chantale Daigle, en juillet 1989

Chantale Daigle n’est pas présente dans la salle d’audience, ce qui est tout à fait normal. En Cour suprême, on débat surtout de points juridiques, d’interprétation de la loi. Les faits sont déjà établis.

Jean-Guy Tremblay, un homme de grande taille, est toutefois dans la salle, observant attentivement son avocat, MHenri Kelada.

L’avocat de Chantale Daigle, MDaniel Bédard, de Val-d’Or, est relativement inexpérimenté. Il a représenté la jeune femme tout au long du processus, mais il n’a encore jamais plaidé en Cour suprême. Le constitutionnaliste Robert Décary est venu lui prêter main-forte.

Pendant la matinée, Me Bédard présente un plaidoyer solide. Puis, c’est la pause. Nous en profitons pour interviewer le président de Campagne Québec-Vie, l’ancien diplomate à la retraite Gilles Grondin. Il mène la charge pour bannir l’avortement. Dans le feu des questions, il parle des femmes qui « mettent bas ». L’expression, normalement réservée aux animaux, nous choque. Nous ne savons pas s’il s’agit d’une simple maladresse ou d’une façon méprisante de considérer les femmes.

L’audition doit reprendre à 14 h, mais il y a un délai, ce qui est rare dans cette institution. Lorsqu’enfin les procédures reprennent, Me Bédard se lève, l’air désemparé.

Il annonce, la voix peu assurée, qu’il vient tout juste d’apprendre que Chantale Daigle s’est fait avorter aux États-Unis une semaine auparavant. Un coup de tonnerre n’aurait pas eu plus d’effet. Nous n’en croyons pas nos oreilles.

Les juges se retirent immédiatement, puis reviennent au bout d’une demi-heure pour demander aux avocats s’il faut poursuivre la cause.

MKelada affirme qu’il faut y mettre fin parce que cette « affaire privée » est terminée. Les avocats de Mme Daigle plaident plutôt en faveur d’une poursuite du dossier parce que celui-ci est d’intérêt général : d’autres femmes pourraient se retrouver dans la même situation que Chantale Daigle. En outre, Mme Daigle est passible de poursuite pour outrage au tribunal.

Les juges se retirent pour réfléchir et discuter entre eux, pour finalement revenir et poursuivre l’audition de la cause.

À la fin de la journée, ils rendent une décision sur le banc et rejettent la fameuse injonction qui empêchait Chantale Daigle de subir un avortement.

Dans le hall d’entrée, nous entourons Jean-Guy Tremblay pour avoir ses réactions. Un journaliste lui demande un peu maladroitement s’il aime encore Chantale Daigle. M. Tremblay lui lance un regard furibond. « Comment pouvez-vous me demander cela ? Elle vient de tuer mon enfant », éclate-t-il avant de quitter les lieux.

Nous sommes estomaqués par le ton agressif de cette réponse. Le journaliste qui a posé la question avouera un peu plus tard que, pendant quelques secondes, il a eu peur.

Jamais nous n’aurions cru vivre une telle journée, surtout dans ce sobre lieu qu’est la Cour suprême.

L’avortement au Canada en sept dates

Avant 1969 

Provoquer un avortement est un crime. La peine maximale pour un médecin (ou toute autre personne) qui aide une femme à mettre fin à sa grossesse est la prison à vie. Si la femme est reconnue coupable, sa peine est de deux ans d’emprisonnement.

1969

Pierre Elliott Trudeau modifie le Code criminel pour autoriser les médecins à pratiquer des avortements, mais seulement sous certaines conditions : la grossesse doit menacer la santé ou la vie de la femme. Un comité doit en outre approuver la procédure. Dans toutes autres circonstances, l’avortement demeure illégal.

1973 

Le docteur Henry Morgentaler est poursuivi pour avoir effectué des avortements non autorisés. Il est acquitté par un jury, mais l’affaire est portée en appel. La Cour d’appel du Québec et la Cour suprême du Canada infirment toutes deux la décision du jury, et Henry Morgentaler se retrouve en prison.

1988 

Henry Morgentaler est de nouveau poursuivi pour avoir fourni des services d’avortement. La cause se rend jusqu’en Cour suprême. Cette fois-ci, elle conclut que la disposition du Code criminel sur l’avortement viole le droit d’une femme à « la vie, la liberté et la sécurité de sa personne », et ce, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. La loi contre l’avortement est alors abrogée. Aucune autre loi ne la remplace, l’avortement devient donc légal. C’est désormais un service médical financé par l’État. Mais l’accessibilité demeure inégale, notamment limitée dans les provinces de l’Atlantique.

1989 

Une véritable bataille juridique secoue le pays avec l’affaire Tremblay contre Daigle. Malgré la décriminalisation l’année précédente, Jean-Guy Tremblay obtient une injonction provisoire d’un juge de la Cour supérieure du Québec interdisant à Chantale Daigle le droit de se faire avorter. L’affaire se rend en Cour suprême, laquelle statue que seule une personne possède des droits constitutionnels, et que ces droits commencent au moment de la naissance vivante. Bref, que le fœtus n’a pas de statut légal de personne et qu’un père n’a aucun droit de propriété sur un fœtus.

1990

Un projet de loi présenté par le gouvernement de Brian Mulroney visant à criminaliser à nouveau l’avortement est déposé. On tente de restreindre le processus aux femmes dont la grossesse menace la santé. Le projet de loi meurt au Sénat l’année suivante. Depuis, d’autres tribunaux tentent de limiter de droit des femmes à avorter, mais toutes ces tentatives juridiques échouent.

2020 

Le débat refait surface lors de la course à la direction du Parti conservateur. La candidate Leslyn Lewis fait en effet de l’interdiction de certains avortements l’élément central de sa campagne.

Source : L’encyclopédie canadienne

Silvia Galipeau. La Presse