« L’histoire est partout ici », s’émeut l’historien Nicolas Hugo Chebin, devant le Bassin Wellington où de nombreux canards se font entendre près de l’écluse no 2. Devant nous, un train du REM en croise un autre d’Amtrak, arrivé de New York. Derrière, il y a l’emblématique enseigne Five Roses.
« C’est une sorte de no man’s land, mais c’est un lieu extraordinaire. Nous sommes au cœur de l’action et de l’histoire de Montréal. »
Le secteur Bridge-Bonaventure, Nicolas Hugo Chebin le connaît comme le fond de sa poche. Il a multiplié les visites guidées dans le cadre des consultations publiques pour le redévelopper. Après le dépôt de 113 mémoires, la Ville de Montréal a dévoilé un plan directeur duquel a découlé en novembre dernier un rapport de l’OPCM (Office de consultation publique de Montréal).
Action-Gardien, qui regroupe 25 organismes communautaires, attend impatiemment la suite. À notre demande, la Corporation de développement communautaire de Pointe-Saint-Charles a ressorti sa maquette représentant sa vision rêvée du quartier enclavé par des chemins de fer, le pont Victoria et l’autoroute Bonaventure où était jadis Goose Village 1 et où on retrouve aujourd’hui un Costco.
Dans le plan d’Action-Gardien, on retrouve une école secondaire, du logement 100 % abordable et hors marché sur les terrains publics. Un quartier des artisans. Le prolongement de la rue Centre. Un éco-parc d’entreprises. Un accès aux berges avec une passerelle à partir du parc Marguerite-Bourgeoys. Même une réutilisation du pont tournant sur le Bassin Wellington pour les piétons et les cyclistes.
Ce n’est pas un rêve « déconnecté de la réalité », mais plutôt le fruit de plusieurs années de consultations, fait valoir Karine Triollet, coordonnatrice chez Action-Gardien.
Une importante Opération populaire d’aménagement (OPA) s’est déroulée sur plusieurs années avec un week-end de propositions citoyennes, et même du porte-à-porte qui a mené à une pétition appuyée par 3000 résidants de Pointe-Saint-Charles. L’expertise de l’architecte Mark Poddubiuk et de l’urbaniste Michel Rochefort a été mise à contribution. « C’est de la mobilisation des citoyens validée par l’aide d’experts », souligne Margot Silvestro, organisatrice communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles – l’ancêtre des CLSC.
Résultat ?
Les gens veulent une vie de quartier, de la basse densité, des parcs, un quartier qui se marche. Les gens regardent de l’autre bord du canal et ils ne veulent pas un autre Griffintown.
Margot Silvestro, organisatrice communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles
Une occasion à ne pas rater
Action-Gardien milite pour une revitalisation du secteur Bridge-Bonaventure depuis 2005. Elle connaît bien le dossier pour s’être battue contre le projet de casino de Loto-Québec avec le Cirque du Soleil, puis contre le projet de stade de baseball. « C’est un des derniers coins près du centre-ville où il y a de la friche et de l’espace », mentionne Margot Silvestro.
Le secteur Bridge-Bonaventure comprend de nombreux terrains vacants. Certains appartiennent au promoteur Devimco, d’autres à la Société immobilière du Canada (SIC) et Loto-Québec.
« Dans un contexte de crise de logement, on ne peut pas se permettre que des terrains publics ou parapublics soient privatisés et cédés à des promoteurs immobiliers, plaide Karine Triollet. Il y a vraiment une occasion à saisir pour répondre aux besoins de la population. »
La crise du logement, c’est une crise du logement abordable.
Karine Triollet, coordonnatrice à Action-Gardien
Action-Gardien a proposé dans son mémoire 100 % de logement abordable « hors marché » sur les terrains publics (que ce soit des coopératives, des OBNL ou des logements publics) et 40 % sur les terrains privés. C’est plus que ce que prévoit le Règlement pour une métropole mixte (RMM), communément appelé 20-20-20, pour lequel la Ville vient d’annoncer des allègements temporaires.
Action-Gardien propose, pour rester véritablement « à échelle humaine », quelque 2050 logements avec des édifices de trois à huit étages, et 12 sur des îlots le long de chemins de fer. Or, il faut savoir que sa proposition exclut les terrains de l’arrondissement Ville-Marie. De son côté, le Consortium Bridge-Bonaventure (incluant Devimco, Broccolini, Groupe Mach, Groupe Petra) souhaite construire rien de moins que 9500 logements et des tours de plus de 40 étages. Quant à la Ville, il est question dans son plan directeur de bâtiments de 20 étages (soit 7600 logements).
Bref, il y a d’importantes divergences de points de vue. Le consortium croit qu’une forte densité résidentielle est nécessaire, ce que conteste Action-Gardien. « Il faut préserver une vie de quartier au sol. Une haute densité ne favorise pas la sociabilité », argumente Margot Silvestro.
Nous, on ne veut pas construire des logements de luxe pour attirer du nouveau monde. On ne veut pas un nouveau quartier, mais une continuation de Pointe-Saint-Charles.
Margot Silvestro, organisatrice communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles
Pour le Consortium Bridge-Bonaventure, il y a urgence de construire. Pas à tout prix pour Action-Gardien. « Il faut être flexible, mais donner le plein droit à des promoteurs, c’est dangereux », dit Karine Triollet.
Même si le temps presse, les travaux ne peuvent pas commencer de sitôt, signale Margot Silvestro. « Il faut décontaminer les terrains ». C’est sans compter les travaux de réaménagement de l’autoroute Bonaventure (pour rendre la rive accessible à la population) et l’ajout d’une station du REM, comme l’a demandé la Ville.
Action-Gardien se félicite que l’OPCM ait recommandé dans son rapport un encadrement réglementaire plus précis quant au plan directeur qui sera adopté par la Ville, avec le souhait de rendre impossible la privatisation des berges.
En attendant de savoir quel plan final sera adopté par la Ville, Action-Gardien se réjouit de voir que le projet de Quartier des artisans avec des écoles des métiers d’art se concrétise. Les Forges de Montréal deviendront propriétaires de l’ancienne station de pompage Riverside.
Action-Gardien croit en la cohabitation résidentielle et industrielle de Bridge-Bonaventure, et la mise en valeur du patrimoine. « Les traces du passé donnent de la valeur au présent », philosophe Nicolas Hugo Chebin.
1. Lisez notre article « Que reste-t-il de Goose Village ? »