Quand l’artiste Linda Vachon a pris possession de la maison familiale, elle s’est promis de ne jamais en effacer ses parents. De les faire exister malgré l’absence.

La femme de 56 ans accorde beaucoup d’importance aux objets. Elle sait que chacun d’eux a une histoire et quand ladite histoire concerne ses proches, elle peine à s’en défaire. « On pourrait croire que je suis accrochée au passé, mais ce n’est pas le cas, précise-t-elle. C’est plutôt que je vois le beau et que je fais vivre mes racines. »

PHOTO FOURNIE PAR LINDA VACHON

Œuvre tirée de l’exposition De la couleur contre la douleur

Je suis la peintre sur les réseaux sociaux depuis plus d’un an. J’adore ses personnages, je les trouve vrais (dans le sens d’abîmés et vivants). Il y a quelques jours, elle a publié la photo d’un carrelage tout égratigné. La légende indiquait : « Faire un plancher comme je fais un tableau. »

Consultez la publication sur le compte Instagram de Linda Vachon

Ma curiosité était piquée. Je l’ai appelée.

PHOTO FOURNIE PAR LINDA VACHON

Linda Vachon

Linda Vachon a récupéré la maison de ses parents en 2011. Depuis, elle y fait des travaux tout en respectant leur legs. Mieux encore, en l’honorant. Prenons la salle de bains, son ouvrage le plus récent…

Je n’ai pas voulu changer les miroirs parce que je sais que mes parents s’y sont regardés, m’explique-t-elle. Ils ont fixé leur reflet pour se mettre beaux, mais aussi pour s’isoler dans des moments de tristesse. Impossible de remplacer ça !

Linda Vachon

PHOTO FOURNIE PAR LINDA VACHON

Linda Vachon a conservé les miroirs d’origine, qui ont connu le reflet de ses parents.

Si on peut toujours garder de vieilles glaces, il faut tout de même renouveler le plancher, un jour ou l’autre… Linda a fini par enlever le prélart, à contrecœur. Dessous, elle a trouvé un sol couvert de marques. Elle a choisi de les préserver. De peindre ce plancher en faisant briller son usure, comme pour rappeler tous les pieds qui l’ont foulé.

Le lien avec ses toiles ?

Mes tableaux, je les use. Je prends la lime de mon père pour les abîmer et laisser une trace. J’aime le rough, le brut.

Linda Vachon

Elle aime voir que la vie est passée dans le coin.

Quand est venu le temps de refaire la galerie, Linda a tenu à récupérer les planches sur lesquelles avaient marché ses parents. Au même moment, on lui a offert de participer à une campagne de financement pour soutenir les femmes victimes de violence. Elle a eu la brillante idée de couper les planches en petites tranches et de coller ces morceaux sur des panneaux de bois. Panneaux sur lesquels elle a peint.

Les femmes victimes de violence se font briser, mais elles se reconstruisent. C’est le message que je voulais envoyer. J’ai vendu toutes les toiles… Et la galerie de mes parents vit encore.

Linda Vachon

La liste des transformations menées par l’artiste est longue. Longue et touchante.

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L’un des gants du père de Linda sert aujourd’hui de mangeoire à oiseaux.

Le père de Linda, disparu en 2008, aimait les oiseaux. Elle a posé un de ses gants de travail dans un arbre et y glisse chaque jour des graines qui rassemblent les plus beaux spécimens du coin.

PHOTO FOURNIE PAR LINDA VACHON

Le foyer extérieur est devenu lampe.

Elle a converti la cheminée du vieux foyer extérieur de ses parents en lampe. « Ils se faisaient souvent des feux en amoureux. Cette lumière continue à vivre d’une autre façon. »

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Le sofa de sa mère

Elle a aussi récupéré la causeuse de sa mère, qui l’a quittée l’an dernier. C’est le premier article que cette dernière a acheté quand elle a emménagé en résidence. C’est celui sur lequel elle s’est posée pour regarder la télévision, écouter la radio et, éventuellement, se coller contre un nouvel homme. Elle qui croyait pourtant finir sa vie sans amoureux…

« J’ai réalisé qu’au-delà d’être ma mère, elle était une femme, avoue Linda Vachon. Cette causeuse a pris une grande importance à mes yeux ! Elle représente le moment où ma mère a retrouvé le bonheur. Elle se trouve maintenant près de mon ordinateur. Je peux m’asseoir dessus pour faire des illustrations… Et je sens l’énergie de ma mère, quand je le fais. »

La pomme n’est pas tombée bien loin de l’arbre.

Les parents de Linda accordaient eux aussi un sens aux objets. Au point que son père a récupéré le contenu de la poubelle que Linda a remplie avant de partir vivre en appartement… « Tu sais, ce que tu jettes en dernier ? Genre, tes livres d’école. Il est passé derrière moi et il a tout gardé », se rappelle-t-elle en riant.

L’homme avait aussi tapissé son cabanon de dessins offerts par ses petits-enfants, de lettres et de fleurs des champs reçues au fil des anniversaires… Évidemment, rien n’a bougé.

« Il y a encore des mots de lui un peu partout, ajoute l’artiste. Il laissait beaucoup de notes en prévision du moment où on prendrait possession de la maison. »

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Linda Vachon reconnaît que les trésors qu’elle accumule seront un jour les déchets d’autrui.

Linda me confie que sa manie de tout garder exaspère parfois son chum. Qu’il aimerait bien se départir des « chaises toutes décâlissées sur le terrain », de la vieille brouette paternelle couverte de mousse ou du BBQ désuet dont Linda compte éventuellement récupérer des morceaux…

« Il y a plein de choses que je garde stand-by en attendant le bon projet », avoue-t-elle.

Mais Linda Vachon ne se raconte pas d’histoires. Elle reconnaît que les trésors qu’elle accumule seront un jour les déchets d’autrui.

« En plus de mes parents, deux de mes frères sont décédés. La mort, je sais qu’elle est inévitable. Et je sais que si je pars, ça pourrait être lourd pour mes proches. Ils devront faire le tri, et il y a des affaires qu’ils vont jeter parce qu’elles ne voudront rien dire pour eux… Alors, j’ai commencé à régler ça. »

Le jour de son 51e anniversaire, Linda Vachon s’est assise dehors avec quelques boîtes de souvenirs. Des lettres d’un ancien amoureux, des cartes reçues dans sa jeunesse, des objets trop précieux pour finir aux poubelles. Elle y a mis le feu, puis elle a recueilli les cendres.

Chez moi, il y a les cendres de mes proches. Maintenant, il y a aussi les cendres de mes souvenirs.

PHOTO FOURNIE PAR LINDA VACHON

L’artiste a conservé les cendres de certains souvenirs.

Voilà le genre de fantômes avec lesquels j’accepterais de vivre.