Il a bien failli ne pas y avoir de décorations de Noël, cette année.

Ça fait 40 ans que Guiomar Araujo enjolive l’extérieur de sa maison pour la période des Fêtes. Et pas rien qu’un peu. Le soir tombé, une pluie de lumière inonde les pères Noël, figures religieuses, bonshommes de neige, couronnes, guirlandes et nombreuses étoiles qui jonchent le terrain…

Ça fait 40 ans que Guiomar consacre trois jours à orner sa demeure de la sorte, rien que pour rendre les passants heureux.

Pourtant, le rituel a quasiment foutu le camp.

C’est qu’il y a deux ans, Guiomar s’est réveillée pour découvrir sa cour presque vide. On avait volé une grande partie des décorations accumulées au fil des décennies.

La femme de 76 ans a beaucoup pleuré. En fait, elle ne s’en est pas encore remise. Ça a tout pris pour qu’elle se relance dans l’aventure, l’an dernier. Elle a fini par acheter quelques nouvelles pièces pour agrémenter son terrain, encouragée par ses proches, mais le plaisir n’était pas le même... Elle savait que désormais, rien n’était plus sacré.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Trois générations de la famille Araujo : Stella, Selena et Guiomar

Puis, cette année, elle est tombée malade. Trop malade pour décorer. C’est sa fille, Stella, et sa petite-fille, Selena, qui ont pris le relais. Comme chaque mi-novembre — c’est moins froid pour les mains qu’en décembre —, elles ont mis une quinzaine d’heures à aménager la cour, à poser des lumières et à tenter de les relier correctement avec des extensions.

Elles y sont parvenues.

Grâce à elles, la magie est de retour dans le petit royaume de Guiomar.

* * *

J’avoue que j’ai un peu triché pour les trouver.

Je voulais cogner à la porte d’une maison intensément (et, surtout, prématurément) décorée pour les Fêtes. Or, je ne dégotais pas grand-chose, en plein novembre. J’ai donc fait un appel à tous sur les réseaux sociaux.

« Dans votre quartier, il y a ça, une demeure déjà illuminée ? »

On m’a conseillé d’aller faire un tour dans la rue Jeanne-Mance, à Montréal. Deux maisons y étaient en mode particulièrement festif ! Je trouverais sans doute une histoire là-bas.

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Noël est une fête importante pour la famille Araujo.

J’en ai effectivement trouvé une dès que j’ai tourné le coin de la rue. Devant l’une des demeures décorées discutaient deux femmes. Stella et sa fille, Selena. Elles m’ont expliqué que la maison qui venait de capter mon attention appartenait à Guiomar et à son mari, les doyens de la famille Araujo.

Puis, elles m’ont invitée à entrer pour rencontrer la matriarche.

* * *

Le salon est impressionnant, rempli de bibelots, couvert de photos de famille et protégé par un chihuahua de 14 ans, Benji.

« Il est vieux, ses dents tombent… », me prévient Guiomar.

(Notons qu’il n’en perdra aucune au cours de l’entretien.)

La propriétaire des lieux est chaleureuse. Elle m’indique que son français n’est pas parfait. Sa langue, c’est plutôt le portugais. Elle est arrivée au pays à 22 ans, convaincue par son frère et ses sœurs qu’une meilleure vie les attendait ici.

Elle a rapidement été engagée dans une manufacture de vêtements. Elle y a travaillé des décennies, de jour. Son mari, lui, travaillait de nuit. Concierge pour l’Université Concordia.

Un horaire dur pour leurs quatre enfants, elle le reconnaît.

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La maison familiale de la rue Jeanne-Mance ne passe pas inaperçue.

Mais Stella m’indique que ses parents étaient tout de même toujours là pour Noël. Les deux. Un rituel incontournable, une occasion rare de se rassembler.

Noël, c’était très important dans mon pays. Mon père recevait des gens et j’ai continué de le faire ici. L’important, c’est la famille. C’est de voir la maison pleine et de préparer beaucoup trop de nourriture.

Guiomar Araujo

Stella m’énumère ce qui se trouve généralement au menu : « De la dinde, de la morue salée, un jambon avec de l’ananas, des crevettes en entrée et une lasagne pour les enfants ! »

Et de la marmaille, il y en a pas mal… Guiomar a dix petits-enfants, puis huit arrière-petits-enfants. C’est dans cette maison que la famille se réunit, tous les 24 décembre, depuis 40 ans. Évidemment, la COVID-19 a forcé l’annulation du dernier rassemblement des Fêtes. Or, les décorations extérieures, elles, étaient là.

Comme pour témoigner que l’espoir était encore possible.

« D’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai aidé ma grand-mère à décorer, me raconte Selena, 21 ans. Ça rend les gens si heureux ! Ils s’arrêtent souvent pour prendre des photos. »

Quand j’explique au trio que c’est d’ailleurs grâce à un appel à tous que j’ai découvert leur impressionnante cour, Guiomar reste pantoise.

Elle finit par murmurer « Ah, mon Dieu ! » en réprimant maladroitement un sourire.

« Elle n’ose pas le dire, mais je suis sûre que ça lui fait chaud au cœur », me glisse Selena. Puis, elle pointe le terrain décoré, à travers la fenêtre : « Tout ça, c’est son travail. On l’a juste repris pour continuer à rendre les gens contents. »

D’ailleurs, est-ce que la femme de 76 ans a souffert de ne pas pouvoir prendre part aux activités, cette année ?

C’est Stella qui me répond, possiblement pour éviter de plonger sa mère dans un sujet qui pourrait la peiner : « Je pense qu’au fond, elle était soulagée de nous laisser la tâche ! », dit-elle en riant.

* * *

Je remarque qu’il n’y a aucun sapin, autour de nous. C’est curieux, considérant la douce décadence à laquelle on a droit, dehors…

Les femmes m’expliquent qu’elles ont beau tripper sur Noël, elles attendent tout de même le 1er décembre pour décorer l’intérieur. On peut être enthousiaste tout en connaissant l’étiquette des Fêtes, franchement.

Cette année, c’est Selena qui assemblera le village de Noël, dans le salon. Guiomar est trop fatiguée pour se lancer. De toute façon, elle a beau avoir son propre appartement, la jeune femme passe une journée par semaine chez sa grand-mère. Ce n’est rien, juste un peu d’aide…

Je les trouve si touchantes.

Une dernière question, avant de partir : après 54 ans au pays, finalement, la vie est-elle vraiment meilleure ici, Guiomar ?

« Je suis plus canadienne que portugaise, me répond-elle spontanément. J’ai quitté le Portugal pauvre, je suis arrivée ici, j’ai pu travailler, acheter ma maison, me faire une vie. Le Canada, c’est mon pays. »

Et ses décorations, au fond, c’est une manière de tous nous remercier.