J’ai beaucoup réfléchi à la meilleure façon de vous raconter cette histoire. Finalement, je vais y aller dans l’ordre. Tel qu’elle s’est déroulée, avec tous ses heureux hasards…

« J’ai une idée pour la prochaine fois où tu voudras cogner à la porte d’un étranger ! »

Mon amie Amélie est très excitée. Elle était au parc Jeanne-Mance quand elle a aperçu un groupe d’une vingtaine de personnes. Elle a vite compris qu’il s’agissait d’une visite guidée. Curieuse, elle s’est approchée, puis elle a découvert que le sujet du parcours était… les fantômes du coin !

« Il paraît qu’il y en a un qui se balade devant certaines maisons, près du parc. Il faut que tu ailles sonner à leur porte pour savoir si les propriétaires sont au courant de la légende ! »

J’adore mes amies. Elles ont toujours de bonnes idées.

« Le fantôme le plus populaire du Plateau »

La première étape de cette périlleuse mission est de découvrir de quel fantôme on parle. Et de quelles maisons…

Je vous rappelle que j’ai ce concept de chronique où je me permets de cogner à la porte de demeures surprenantes, sans m’annoncer. Maintenant, quelle sonnette dois-je faire résonner pour parler d’un revenant ?

Lisez le texte « Le dragon d’Outremont »

Après quelques minutes de recherche, je trouve l’organisation derrière les visites guidées : Montréal hanté. (C’est du journalisme d’enquête, j’espère être de la deuxième saison de La une.)

J’appelle Donovan King, le fondateur de l’entreprise. Il me raconte que des quidams viennent au parc Jeanne-Mance en espérant croiser un fantôme en particulier : le soldat de l’avenue de l’Esplanade.

La légende veut qu’il se déplace en claudiquant, muni d’une canne. Il serait l’une des 3000 victimes montréalaises de l’épidémie de variole de 1885. À l’époque, certains malades auraient été traités dans des bâtiments situés près du parc. Les résidants du coin auraient été rébarbatifs à leur présence, puisque le virus était très contagieux. On aurait donc déployé des soldats pour protéger les patients… Le spectre serait l’un d’eux. Il aurait contracté la variole en faisant simplement son boulot. Et il en serait mort en souffrant grandement.

« C’est le fantôme le plus populaire du Plateau Mont-Royal, me dit Donovan King. Les gens trouvent son histoire particulièrement épeurante, aujourd’hui. »

On est sans doute plus réceptif aux légendes d’épidémie, oui.

Quand je lui demande près de quelle maison le supposé spectre se tient, Donovan m’explique qu’il ne l’a jamais vu personnellement et qu’il n’y a pas d’adresses spécifiques liées à ses visites. Or, l’histoire veut qu’il se promène notamment dans la partie sombre du bout de la rue…

Une maison rouge

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Cette charmante maison à la devanture rouge attire l’attention.

Je marche en observant chaque demeure. Une charmante devanture rouge attire mon attention. On dirait que la maison est sortie d’un conte. La porte est ouverte. Ça doit être un signe.

Un homme sort, tandis que je m’approche du palier. Je lui explique que j’écris pour La Presse et que je fais le portrait de gens qui résident dans des demeures intrigantes. La sienne l’est, est-ce qu’on peut parler ?

« Pourquoi pas ! Mais là, je travaille… Vous pourriez repasser ?

— Sans souci ! Juste une mini-question, avant de partir : vous savez qu’il y a des visites guidées au sujet d’un fantôme, devant chez vous ?

— Non, répond-il en riant. Mais ça explique tout ! Je vois souvent des groupes s’arrêter dans le parc et je n’ai jamais su pourquoi…

— Ça vous inquiète ?

— Pas du tout ! Habiter en ville, c’est récolter les histoires des autres. »

Je promets de revenir dans quelques jours et, tandis que je m’éloigne, je me demande comment on peut lancer une phrase si profonde à une pure étrangère…

« Habiter en ville, c’est récolter les histoires des autres. »

La vie plus douce

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Pavlik Frank

Quand je me pointe à nouveau chez Pavlik, une semaine plus tard, il est en train de boire un café sur son balcon.

« Tu es revenue ! », qu’il me lance avant de m’inviter à le rejoindre.

Pavlik Frank est né en Allemagne. Là-bas, il était architecte — voilà qui explique son tendre rapport à la ville et les histoires qui la bercent.

« Ma femme et moi, on a habité Berlin pendant près de 15 ans et on était un peu tannés, me dit-il. On avait envie d’aventure, les enfants n’avaient pas commencé l’école, c’était le moment ou jamais de changer de vie… On avait des amis à Montréal et ma femme a obtenu un poste à l’Université McGill, alors on est venus s’installer ici, il y a cinq ans. »

Quand je fais remarquer à Pavlik que j’entends plus souvent des Montréalais dire vouloir déménager à Berlin que l’inverse, il me répond que la vie est pourtant plus douce, ici. Il est heureux de ne plus subir le rythme effréné des grandes villes européennes.

La maison, maintenant. La famille demeure dans le quartier depuis son arrivée au pays, mais elle n’a emménagé dans la bâtisse qu’en juillet. Or, comme elle appartient à des amis, Pavlik la connaissait déjà bien…

Dès sa première visite, il a eu un coup de cœur pour la proximité du parc, le petit jardin dans la cour, le voisinage tissé serré, l’âme de l’endroit aussi. Il s’imaginait déjà y vivre.

« La maison dégage une belle énergie… D’ailleurs, elle a un nom, dans le quartier ! C’est la maison en pain d’épice. »

Quand je vous disais qu’elle semblait tout droit sortie d’un conte.

Pavlik me précise qu’elle est l’une des plus anciennes du tronçon. Ce qui me ramène au fantôme amateur de vieilles demeures…

« Que penses-tu des tours guidés, dans le parc ?

— Ça ne m’étonne pas ! Je vois au moins cinq personnes s’arrêter, chaque jour. Elles commentent la maison ou la prennent en photo ! Les gens sont curieux…

— Oui ! Même si on ne connaît pas l’histoire du fantôme du parc, cette maison attire l’attention. D’ailleurs, qu’est-ce que tu voulais signifier, quand tu m’as dit qu’habiter en ville, c’est récolter les histoires des autres ?

— Je crois que l’environnement bâti nous aide à comprendre où on habite, mais aussi d’où on vient. Parfois, les gens voient les édifices comme de simples constructions ou des investissements… Ils oublient qu’ils portent une histoire et que cette histoire teinte non seulement l’identité de l’endroit, mais aussi de ceux qui l’habitent. J’aime beaucoup l’idée que des gens sont nés, ici. Il y en a qui sont morts, aussi. Qui ont aimé, qui ont détesté… Il existe une continuité d’histoires. J’ai besoin de connaître le passé du lieu que je choisis, sinon j’ai l’impression de vivre dans le néant. »

Et ce qui est beau, c’est que la consultante en conservation et aménagement Susan Bronson a justement mené une étude patrimoniale de la maison. On sait donc qu’elle a été construite en 1892 par Eric Mann, un architecte écossais, pour une famille venue d’Ontario. Quelques années plus tard, c’est le chef de la police de Montréal lui-même qui y posait ses boîtes. Puis, en 1947, c’est un couple du quartier qui finissait par y habiter… après avoir longtemps témoigné de son amour pour la maison. Une histoire qui ressemble à celle de Pavlik ! D’ailleurs, comme Pavlik, c’est une femme ayant immigré à Montréal — une Portugaise — qui a ensuite résidé dans la demeure pendant 40 ans.

Une continuité d’histoires, comme il le dit.

« Merci pour la discussion, Pavlik ! Dis-moi, pour finir sur une note Halloween : tes enfants ont-ils choisi leur costume ?

— Non, pas encore.

— … Avez-vous pensé à l’option de vous déguiser en fantômes ou en soldats ? »