(Portland, Oregon) L’an dernier, les dirigeants des hôtels du centre-ville de Portland sont venus voir Steve Wytcherley, un employé de la Ville.

« Le v.-p. d’une des plus grandes chaînes d’hôtels m’a dit : “Un autre été comme 2023, et on ferme. Faites quelque chose !” »

Le fentanyl et la crise du logement font des ravages partout, on le voit à Montréal comme ailleurs. Mais jamais à l’échelle de cette ville de 650 000 habitants (agglomération de 2,5 millions) de la côte Ouest.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Steve Wytcherley, de Portland Clean & Safe

Au bureau de l’organisme paramunicipal qu’il dirige, il me montre une carte du centre-ville, où se concentrent les activités de Portland Clean & Safe. Son mandat est de nettoyer les rues et d’augmenter le sentiment de sécurité. Ce qui veut dire contrôler la population de personnes en situation d’itinérance.

On voit encore dans presque chaque rue un homme prostré ou un autre fixant le ciel, raide comme une statue. Mais des 450 tentes dénombrées l’an dernier seulement dans ce district, il en reste moins de 100.

Ce qu’on appelait le « marché ouvert du fentanyl », autour d’un édifice désaffecté, a été fermé. Il y avait ici en permanence une trentaine de personnes en train de s’injecter ou de fumer des drogues chimiques. On a placardé le lieu.

Wytcherley, avant d’être un employé municipal à Portland, a longtemps fait du travail humanitaire lors de catastrophes ou de conflits, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Haïti. « C’est un peu la continuité de ce travail, ici… »

Il faisait de la prévention pour la Ville. « On se rendait sur les lieux d’un vol ou d’une agression, on parlait avec les citoyens, on tentait d’améliorer l’éclairage, de trouver des mesures de protection. »

Puis le maire a réduit le budget de la police, notamment en abolissant l’escouade de lutte contre les crimes par arme à feu, critiquée pour cause de discrimination. « La Ville pensait remplacer les policiers par des travailleurs sociaux et libérer les policiers, mais c’était encore pire : dès qu’il y avait un risque de violence, ils appelaient les policiers, et ils étaient aussi débordés. »

Pour lui, même si ce n’est pas le seul facteur en cause, la décriminalisation a contribué au chaos du centre-ville.

« On a vu plusieurs personnes arriver ici d’autres États parce que ce n’était plus un crime. Quand la police intervenait – si elle intervenait –, on donnait une contravention de 100 $ et on disait : “Vous pouvez appeler ici pour avoir de l’aide.” Les gens déchiraient le papier et moins de 1 % appelaient. On a vu toutes sortes de crimes mineurs de subsistance monter en flèche. »

De nombreux commerces ont fermé et les restaurants du centre ferment à des heures de banlieue-dortoir.

Il y a des gardes armés dans plusieurs commerces.

« C’est évident que la prison seule n’est pas une solution, dit Wytcherley. Les policiers aussi sont d’accord avec une approche compassionnelle. Mais le laisser-faire est malavisé. »

À l’avenir, les personnes arrêtées en possession de ces drogues auront le choix : un constat d’infraction criminelle ou un programme de désintox. Mais pour faire ce choix, encore faut-il avoir toute sa tête.

Steve Wytcherley

En attendant, l’organisme a embauché une petite troupe d’agents de sécurité de Garda World pour intervenir quand on signale du trouble, ou quand quelqu’un s’installe devant un commerce ou dans l’entrée d’un immeuble. Tout ce qui fait désordre sans être du ressort de la police. « Ils n’ont pas de pouvoir d’arrestation, ils leur demandent gentiment de se déplacer. »

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L’équipe d’agents de sécurité

Tout ça pour changer l’atmosphère, ou au moins la réputation du centre-ville.

Un Portlandais de longue date m’a montré un mème qui circule. D’un côté un loup enragé : Portland vu de l’extérieur. De l’autre un golden retriever : Portland en vérité. C’est vrai que la ville ne brûle pas, et qu’elle demeure magnifique et verdoyante. Le centre-ville n’en est pas moins gravement déclinant depuis la pandémie.

Matt Schultz, un travailleur social de 30 ans, trouve que la décriminalisation a le dos large. « Il y a beaucoup de gens malades, on ne réglera rien en les punissant. » La mauvaise réputation de la ville vient surtout de la visibilité des personnes sans logement. « Il n’y a pas moyen de vivre à Portland avec un salaire moyen. » Ironiquement, lui-même, qui venait en aide aux enfants dans les refuges, a dû s’exiler, incapable de se loger avec un salaire de 32 000 $.

« On va temporairement enlever quelques personnes de la rue, mais elles vont revenir. »

Je demande à Steve Wytcherley où sont allés les gens qui étaient dans les 450 tentes, et qui ne sont plus au centre-ville.

« Ils sont juste un peu plus loin. Le centre-ville a meilleure allure, mais le problème est seulement déplacé. On met un pansement, on ne guérit pas. »