« Je ne connais pas tous les faits derrière ce qui s’est passé, mais je ne suis pas surpris. »

C’est ainsi qu’a réagi mercredi – à chaud – le président des États-Unis, Joe Biden, en apprenant qu’Evguéni Prigojine, l’auteur d’une mutinerie avortée en Russie, était mort dans un écrasement d’avion.

On ne pourrait trouver une meilleure formule.

Pour le moment, on en sait bien peu sur ce qui s’est passé au-dessus de Tver, une ville située à 160 km au nord de Moscou. Les autorités de l’aviation civile russe ont confirmé qu’Evguéni Prigojine ainsi que Dmitri Outkine, respectivement gestionnaire et commandant en chef du groupe de mercenaires Wagner, était parmi les 10 victimes de l’écrasement.

Accident ? Sabotage ? Avion abattu ? On l’ignore.

On détient cependant une tonne d’autres informations intéressantes qui plombent l’effet de surprise.

On sait qu’en menant ses troupes à 200 km de Moscou le 24 juin dernier, demandant la tête du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et du général responsable de la guerre en Ukraine, Valéri Guerassimov, Evguéni Prigojine a été à l’origine du plus grand affront au Kremlin depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000.

Le jour même, le maître du Kremlin a dénoncé la « trahison » et le « coup de couteau dans le dos » de celui qui a longtemps été un de ses plus proches alliés. Celui qui l’a suivi de Saint-Pétersbourg pour devenir son chef cuisinier. Celui qui a été le maître d’œuvre des usines à trolls accusées d’ingérence dans les élections américaines de 2016. Celui à qui il a donné carte blanche pour qu’il construise une armée de durs à cuire qu’on a appelé des mercenaires, mais qui, sous le couvert d’une entreprise privée, faisait les basses œuvres du Kremlin en Ukraine, en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique.

C’est Vladimir Poutine lui-même qui a confirmé que le groupe Wagner n’avait rien d’indépendant. Que cette grande opération militaire et criminelle était financée à coups de milliards par Moscou.

Au lendemain de la rébellion qui s’est terminée par une négociation mettant en vedette le leader autoritaire de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko, personne ne donnait cher de la peau de Prigojine.

On l’a d’abord dit en exil en Biélorussie avant de le voir réapparaître en Russie. Mardi, il a mis en ligne une première vidéo depuis la mutinerie. Dans un décor désertique, il y chantait les louanges de la Russie, de Wagner et du rôle de ses troupes dans la libération de l’Afrique.

Quelques heures plus tard, on a appris que le ciel était orageux au Kremlin. Les médias d’État ont annoncé que Sergueï Sourovikine, surnommé « général Armageddon », avait été limogé de son poste de commandant des forces aérospatiales russes.

PHOTO MIKHAIL METZEL, FOURNIE PAR REUTERS

Sergueï Sourovikine

L’annonce n’avait rien d’innocent. M. Sourovikine, qui a dirigé les forces russes en Ukraine d’octobre à décembre 2022, était perçu comme un proche d’Evguéni Prigojine. Il a disparu des écrans radars après la mutinerie, et ce, même s’il avait enregistré une vidéo dans laquelle il demandait aux mercenaires de rentrer dans leurs casernes.

Au cours des derniers mois, des médias ont annoncé tour à tour son arrestation, son emprisonnement et son assignation à résidence, mais on ignore à ce jour où se trouve le général déchu.

La confirmation de sa disgrâce mercredi annonçait que l’heure de la vengeance avait sonné sur la grosse horloge de la tour Spasskaïa au Kremlin. Et comme la crème glacée à la pistache qu’affectionne Vladimir Poutine, la vengeance est un plat qui se mange froid.

L’écrasement de mercredi a par ailleurs une ressemblance marquante avec un évènement survenu en 2002. En avril de cette année-là, le général Alexandre Lebed était mort après que son hélicoptère eut heurté des fils électriques. L’opposition russe avait hurlé au sabotage, mais ses dénonciations étaient restées sans écho.

Qui était Alexandre Lebed ? Un général russe à la langue bien pendue qui s’était battu en Afghanistan, avait freiné le coup d’État contre Mikhaïl Gorbatchev en 1991 et s’était lancé en politique contre Boris Eltsine, promettant de nettoyer le pays de la corruption. Il s’était ensuite rallié au même Eltsine et avait négocié la fin de la première guerre de Tchétchénie en son nom.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPEDIA

Alexandre Lebed en 1996

Il est alors devenu l’un des politiciens les plus populaires du pays. Étonnamment, plutôt que de se présenter contre Vladimir Poutine à la présidence en 2000, il a décidé de briguer le poste de gouverneur à Krasnoïarsk, en Sibérie.

L’homme s’était fait beaucoup d’ennemis, notamment au sein du FSB, le successeur du KGB que l’actuel président russe a dirigé avant d’arriver au Kremlin. Poutine a lui-même affirmé que l’entente du général Lebed avec les Tchétchènes était une « trahison » à l’égard de la Russie.

Deux ans après que le chef d’État se fut lancé dans une deuxième guerre en Tchétchénie, Alexandre Lebed mourait.

Comme Evguéni Prigojine, il faisait beaucoup d’ombre au patron du Kremlin et à l’état-major. Il représentait une solution de rechange encombrante. Il a connu une mort abrupte, tout comme des dizaines d’opposants et d’anciens alliés de Vladimir Poutine qui ont fini empoisonnés, défenestrés, « suicidés » ou assassinés en pleine rue au cours des dernières décennies. Ils sont si nombreux que même Ivan le Terrible – dans l’au-delà – doit pâlir de jalousie.

Non, on n’a pas tous les faits qui permettent d’établir qu’Evguéni Prigojine a été assassiné froidement sur ordre du Kremlin. Et il serait surprenant que l’on connaisse un jour le fond de l’histoire.

Il est cependant impossible d’être surpris en apprenant qu’un homme qui a fait perdre la face au président russe après avoir dénoncé de manière étonnante sa campagne militaire en Ukraine – tant sur le fond que sur la forme – a été victime d’un violent accident.

C’était, depuis le 24 juin, une question de temps.