Il a été l’homme des grandes missions de Vladimir Poutine, puis celui qui a osé mettre en péril son pouvoir. Deux mois après une tentative avortée de rébellion contre Moscou, tout indique que le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, est mort. Son nom est sur la liste des occupants d’un avion qui s’est écrasé mercredi dans des circonstances pour le moment inconnues.

Ce nouveau chapitre suggère peut-être la fin de ce groupe de mercenaires rendu tristement célèbre par l’agression russe en Ukraine. « Si tout ça se confirme, je pense que les forces armées russes ont l’intention de mettre fin à Wagner dans sa forme actuelle, de l’enterrer et de le remplacer par quelque chose de nouveau », analyse le spécialiste de la Russie Brian Taylor, rattaché à l’Université de Syracuse.

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Le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine

À ses yeux, il semble aujourd’hui « très clair que Vladimir Poutine ne veut plus que l’image de Wagner demeure ». « Le régime russe veut la remplacer, en gardant la même fonction, mais sans le profil très public qu’avait Evguéni Prigojine », poursuit M. Taylor.

Mercredi, un avion avec dix personnes à bord s’est écrasé en Russie sans laisser de survivants. L’agence russe du transport aérien Rossaviatsia a confirmé que le chef de Wagner se trouvait à bord de l’avion effectuant une liaison Moscou–Saint-Pétersbourg. L’aéronef s’est écrasé dans la région de Tver, tuant tous les occupants.

Voyez la trajectoire du vol

Dans la foulée, des vidéos dont l’authenticité n’a pas été confirmée ont été diffusées sur plusieurs chaînes Telegram se disant liées à Wagner, montrant un appareil tombant du ciel et des débris en feu dans un champ.

Prigojine avait été à l’origine en juin d’une rébellion dirigée contre l’état-major russe et le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Ses hommes s’étaient brièvement emparés de sites militaires dans le sud de la Russie avant de se diriger vers Moscou. Wagner avait ensuite renoncé à cette mutinerie en plein conflit en Ukraine. Un accord prévoyant le départ en Biélorussie de Prigojine avait ultimement été signé : ses combattants pouvaient l’y rejoindre, entrer dans l’armée russe ou retourner à la vie civile.

Il faut dire que les tensions étaient déjà très fortes entre Moscou et Wagner depuis un moment. Dès la mi-juin, les agences de renseignement américaines avaient reçu des informations indiquant que le groupe paramilitaire préparait une action armée contre la défense russe, selon des révélations du Washington Post. Un peu plus tôt, en mai, Prigojine avait accusé les troupes russes de « fuir » leurs positions près de Bakhmout en Ukraine, ville alors à l’épicentre des combats.

Commande politique ?

À ce stade-ci, on ignore encore officiellement s’il s’agit d’une réponse coordonnée du régime Poutine à la rébellion avortée. En fait, on ne le saura « probablement jamais », affirme sans détour le spécialiste de la question russe Guillaume Sauvé, du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

En apparence, l’affaire pourrait néanmoins être un signal clair lancé à la population, selon lui. « La tentative de rébellion en juin, c’était un précédent qu’on n’avait jamais vu », rappelle M. Sauvé.

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Le président russe Vladimir Poutine

« Le fait que leur chef n’avait pas été puni en apparence, ça rendait le précédent d’autant plus dangereux pour Moscou, si d’autres avaient eu envie de la jouer à la Prigojine. »

Si l’hypothèse de l’élimination se confirme au sein des élites, on peut penser que ça montrerait clairement que le Kremlin ne tolère pas des désobéissances de cet ordre.

Guillaume Sauvé, du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal

La Maison-Blanche, elle, a clairement établi mercredi un lien entre la tentative de rébellion et la mort possible de Prigojine. « Nous avons vu ce qui a été rapporté. Si cela était confirmé, ce ne serait une surprise pour personne », a indiqué la porte-parole du Conseil de sécurité nationale de l’exécutif américain, Adrienne Watson.

« La désastreuse guerre en Ukraine a conduit à ce qu’une armée privée marche sur Moscou et maintenant, semblerait-il, à cela », a-t-elle insisté. « Peu de choses se passent en Russie sans que Poutine y soit pour quelque chose », a plus tard affirmé le président Joe Biden.

M. Sauvé rappelle que les élites russes, contrairement à ce qu’on observait durant le régime soviétique, « tiennent ensemble par ce qu’elles considèrent être leur intérêt ». « Ce sont des accords somme toute précaires, avec un arbitre au-dessus qui est Poutine, qui s’arrange pour que personne n’ait suffisamment d’autorité pour le remettre en question », poursuit l’expert.

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Combattants du groupe Wagner à Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, lors de la rébellion avortée de juin

Influence russe en Afrique

Pour le vice-recteur à la recherche au Collège militaire royal du Canada, Pierre Jolicœur, la mort probable de Prigojine « suppose clairement que les activités de Wagner vont cesser, du moins comme groupe tel qu’on le connaît ». « Il y avait déjà des pressions assez fortes de l’état-major russe pour intégrer cette compagnie privée et tous les autres groupes paramilitaires au sein des forces armées. La révolte de Prigojine en juin, c’était en quelque sorte une tentative de sauver l’indépendance de Wagner », soutient-il.

Cela dit, les activités que menait Wagner en Afrique – il s’agit essentiellement d’une présence militaire et économique dans des mines de diamants, notamment – risquent de continuer. Il y a deux jours à peine, lundi soir, le patron de Wagner était apparu dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, où il affirmait se trouver en Afrique pour « rendre la Russie encore plus grande sur tous les continents ». Dans un message audio fin juillet, Evguéni Prigojine s’était aussi félicité d’un coup d’État au Niger en assurant que Wagner « est en mesure d’instaurer l’ordre ».

Ce qui se passe au Mali, en Libye et en Centrafrique, ça va continuer. Il y aura peut-être des ajustements dans la chaîne de commandement, mais ça va se poursuivre. Dans certains pays, Wagner a déjà réussi à court-circuiter l’influence française. La Russie va vouloir préserver tout ça.

Pierre Jolicœur, du Collège militaire royal du Canada

Selon la politologue de l’Université McGill Maria Popova, spécialiste de l’ère postcommuniste, la question est essentiellement de savoir « sous quel format Wagner continuera d’exister », sous le même nom ou pas. « L’État russe va trouver quelqu’un d’autre pour continuer les opérations d’influence de Wagner en Afrique et en Ukraine, mais les activités resteront les mêmes. Bref, Wagner ne va pas disparaître. À mon sens, il va surtout être reformaté par le régime, en quelque sorte », dit-elle à ce sujet.

PHOTO ASHLEY GILBERTSON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des mercenaires du groupe Wagner en service lors d’une rencontre de dignitaires à Bangui, en République centrafricaine, en 2019

Aux dires de la plupart des spécialistes, l’impact plus global sur la guerre en Ukraine risque toutefois d’être minime, d’autant que les soldats de Wagner ont déjà essentiellement quitté la ligne de front.

« La contre-offensive ukrainienne a été un échec ce printemps, la ligne de front n’a pratiquement pas bougé, donc Poutine est dans une position défensive plus confortable et il n’a plus vraiment besoin de Wagner en Ukraine. À mon sens, le président russe a surtout envie de laisser le business en Afrique à d’autres acteurs, qu’il va pouvoir avaliser lui-même », estime quant à lui Yann Breault, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean.

« En fait, le seul impact possible serait en Biélorussie, où Wagner entraînait des soldats depuis quelque temps. Certains craignaient que ça ne mène à l’ouverture d’un nouveau front au nord. Cette possibilité semble aujourd’hui se réduire », observe de son côté Pierre Jolicœur à ce sujet.

Avec l’Agence France-Presse

L’histoire récente dePrigojine et du groupe Wagner

24 juin

Les troupes du groupe paramilitaire Wagner avancent vers Moscou dans une insurrection inédite depuis des décennies. Dans un revirement tout aussi inattendu, les mercenaires, accusés de trahison par le président russe Vladimir Poutine, rebroussent chemin à 400 kilomètres de la capitale.

29 juin

Vladimir Poutine rencontre au Kremlin Evguéni Prigojine. Un porte-parole du président russe affirme que M. Poutine a « écouté les explications [de Wagner] ». Trois avenues lui sont alors proposées : se rendre en Biélorussie, grossir l’armée russe ou quitter la vie militaire.

2 juillet 

La télévision publique russe accuse Evguéni Prigojine d’avoir déraillé après avoir reçu des milliards d’argent public, illustrant le nouveau jour sous lequel le pouvoir décrit le groupe paramilitaire depuis sa mutinerie avortée.

12 juillet

L’armée russe révèle avoir reçu plus de 2000 pièces d’équipement, 2500 tonnes de munitions et 20 000 armes légères du groupe Wagner, grâce à l’accord passé après la rébellion.

14 juillet 

La Biélorussie annonce que des mercenaires du groupe Wagner servent désormais d’« instructeurs » à sa propre armée.

28 juillet 

Dans un message audio fin juillet, Evguéni Prigojine se félicite d’un coup d’État au Niger et fustige les « anciens colonisateurs » occidentaux en assurant que Wagner « est en mesure d’instaurer l’ordre et de détruire les terroristes ».

21 août

Evguéni Prigojine affirme dans une vidéo face à la caméra, une première depuis juin, qu’il se trouve avec ses combattants en Afrique, appelant les volontaires à le rejoindre. Il se présente alors comme le « cauchemar » des djihadistes du groupe État islamique et d’Al-Qaïda.

23 août 

M. Prigojine, son adjoint et huit autres personnes sont vraisemblablement retrouvées mortes après l’écrasement d’un petit avion privé en Russie.

Des oligarques russes morts mystérieusement

La mort vraisemblable d’Evguéni Prigojine s’inscrit dans une vague d’oligarques russes, parfois proches de Vladimir Poutine, qui ont disparu soudainement dans les derniers mois ou les dernières années.

Vladislav Avaev, avril 2022

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Vladislav Avaev

Ancien haut fonctionnaire du régime de Vladimir Poutine et ex-vice-président de la Gazprombank, Vladislav Avaev a été retrouvé mort dans son appartement, à Moscou, en avril 2022. Les enquêteurs russes ont conclu après les faits que l’oligarque avait tué sa femme et sa fille de 13 ans, avant de se donner la mort. Le magazine américain Newsweek a toutefois rapporté peu après les propos d’Igor Volobuev, un ancien vice-président de la Gazprombank qui s’est exilé en Ukraine. Selon ce dernier, la mort d’Avaev aurait peut-être été « mise en scène parce qu’il en savait trop » sur le régime et ses intentions.

Ravil Maganov, septembre 2022

PHOTO MIKHAIL KLIMENTYEV, FOURNIE PAR SPOUTNIK, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Vladimir Poutine et Ravil Maganov

Au début du mois de septembre 2022, le président du conseil d’administration d’un groupe pétrolier russe, Ravil Maganov, meurt dans un hôpital de Moscou. Selon une agence de presse russe, qui cite alors une source policière anonyme, il était dépressif et se serait jeté du sixième étage de l’établissement. D’autres ont plutôt soutenu qu’il était mort d’une grave maladie. À l’époque, Maganov était l’un des dirigeants historiques de Loukoïl, un groupe pétrolier privé fondé en novembre 1991. Le président de l’entreprise, le milliardaire Vaguit Alekperov, avait démissionné fin avril, après avoir été inscrit sur une liste de personnalités russes sanctionnées par le Royaume-Uni. Loukoïl, deuxième producteur de pétrole en Russie, a été l’une des très rares entreprises russes à demander la fin rapide de l’offensive en Ukraine. Un autre ancien responsable, Alexandre Soubbotine, avait d’ailleurs aussi été retrouvé mort un peu plus tôt, en mai de la même année.

Dmitry Zelenov, décembre 2022

PHOTO SERGI ALEXANDER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Dmitry Zelenov

En décembre 2022, la presse russe annonce que l’ex-propriétaire de l’important groupe de promoteurs immobiliers Don-Stroy, Dmitry Zelenov, est mort après une chute « accidentelle » dans les escaliers. L’évènement serait survenu alors que l’homme sortait d’un repas avec des amis dans la région d’Antibes, dans le sud de la France. Dans les médias, on précise alors que l’homme de 50 ans avait des problèmes cardiaques et avait subi une opération de chirurgie vasculaire peu avant sa mort. Des médias internationaux rapportent toutefois dans la foulée que Zelenov était connu pour avoir critiqué l’invasion du régime de Vladimir Poutine en Ukraine.

Vladimir Makarov, février 2023

Cet ancien policier russe, qui a notamment été chargé de la répression contre les manifestants antiguerre, a été retrouvé mort dans sa maison de campagne à Golikovo, tout près de Moscou, en février 2023. Le quotidien russe Moskovski Komsomolets, considéré comme proche de Poutine, a rapporté que la nature de ses blessures suggérait qu’il s’était suicidé. L’homme de 72 ans avait été limogé par Vladimir Poutine peu avant, en janvier, pour des raisons officiellement inconnues ou du moins floues. Avant son congédiement, on le considérait comme « le principal organisateur de la chasse aux militants, aux figures de l’opposition et aux journalistes s’opposant au régime ».

Boris Berezovsky, 2013

PHOTO BERTRAND LANGLOIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Boris Berezovsky

Le cas de l’homme d’affaires Boris Berezovsky, opposant de longue date de Vladimir Poutine qui était d’ailleurs réfugié au Royaume-Uni, a aussi fait couler beaucoup d’encre dans les dernières années. À noter : ce cas est nettement moins récent et ne s’est donc pas produit dans le contexte actuel de l’invasion de l’Ukraine. L’homme avait été retrouvé mort dans sa salle de bain en 2013, une écharpe lui enserrant cou. À ce moment, le coroner n’avait pas pu déterminer avec certitude s’il s’agissait d’un suicide ou d’un meurtre. Le commissaire responsable du dossier avait plutôt indiqué qu’il n’y avait aucune preuve de l’implication d’une autre personne dans son décès.

Avec Janie Gosselin, La Presse