Quand Soraya Martinez Ferrada est partie au Chili au printemps avec le plus précieux héritage de son grand-père, elle l’a gardé sur ses genoux, dans son sac à main, pendant tout le vol. Mettre ça en soute ? Jamais !

Dans ce sac, des exemplaires des revues mensuelles intitulées Comentarios que son aïeul, René Ferrada, a produites pendant 10 ans à partir de sa ville d’adoption, Montréal. Avec sa famille, il a fait partie des quelque 3000 réfugiés politiques qui ont fui le Chili d’Augusto Pinochet pour le Québec entre 1973 et 1980.

Très actif politiquement, M. Ferrada a vu son monde s’écrouler après le coup d’État de 1973 qui a renversé Salvador Allende, le premier président socialiste élu en 1970. Au cours des années qui ont suivi, la gauche du pays a été décimée. À ce jour, le Chili reconnaît que plus de 40 000 personnes ont été tuées, torturées ou emprisonnées pour des raisons politiques pendant les 17 ans de dictature.

PHOTO THE NEW YORK TIMES, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien président du Chili Salvador Allende (au centre, casqué), peu de temps avant sa mort, durant le coup d’État du 11 septembre 1973

Aujourd’hui députée fédérale d’Hochelaga et ministre du Tourisme dans le gouvernement de Justin Trudeau, Soraya Martinez Ferrada n’avait que 8 ans quand sa famille a pris le chemin de l’exil. « Je me souviens du départ. De ne pas comprendre ce qu’il se passait, mais aussi du sentiment de déracinement », m’a-t-elle raconté sur la terrasse du Barros Luco, un des premiers cafés chiliens qui a ouvert ses portes à Montréal et où elle est aujourd’hui reçue avec fierté.

Sa famille ne l’a pas laissée dans le noir par rapport aux évènements tragiques qui défiguraient son pays de naissance.

J’avais une famille militante. J’ai participé très jeune à des rencontres, à des manifestations.

Soraya Martinez Ferrada, ministre du Tourisme

Quand la sœur d’une de ses tantes a été assassinée, elle l’a su.

Enfant, elle a aussi été impliquée dans la production des journaux de son grand-père, distribués au sein de la diaspora chilienne canadienne. Avec ses petites mains, Soraya Martinez Ferrada coupait les articles et les mettait en page. Le mensuel était imprimé dans le sous-sol de son aïeul.

Son grand-père est mort en 1987 et avec lui, le journal. Il n’a pas vécu assez longtemps pour voir la fin de la dictature militaire du général Pinochet en 1990.

PHOTO CRIS BOURONCLE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’ancien dictateur du Chili, le général Augusto Pinochet, le 11 septembre 1997

À cette époque, avec le retour de la démocratie au Chili, Soraya Martinez Ferrada, alors âgée de 18 ans, a décidé de s’installer dans son pays de naissance. « Pour être chilienne au Chili, pour y étudier et y vivre », raconte-t-elle.

Ce retour a été de courte durée. Tombée enceinte, elle a réalisé avec tristesse qu’elle devait rentrer au Canada pour mettre fin à la grossesse non désirée. Une loi adoptée pendant le régime Pinochet interdisait toute forme d’avortement au Chili jusqu’à tout récemment.

Elle aura mis 30 ans avant d’y remettre les pieds, en 2022. Entre-temps, la Montréalaise a fait de la politique municipale, participé au lancement de la Tohu – la cité de l’art du cirque du quartier Saint-Michel – et rejoint les troupes du Parti libéral fédéral. Élue dans Hochelaga en 2019, elle vient tout juste d’accéder au Conseil des ministres lors du remaniement de juillet. « Je ne saurai jamais ce qu’aurait été ma vie au Chili », dit-elle.

Quand elle a finalement mis les pieds à Santiago en mars 2022, une série de surprises l’attendait. Elle a rencontré pour la première fois sa demi-sœur, dont elle ignorait l’existence, ainsi que son cousin, le député Leonardo Soto Ferrada, un allié du président Gabriel Boric, élu l’an dernier.

C’est aussi lors de cette visite qu’elle s’est rendue au Musée de la mémoire et des droits de la personne, mis sur pied par l’ancienne présidente Michelle Bachelet pour rendre hommage aux victimes de la dictature. « Il y avait toute une section sur les diasporas chiliennes, mais rien sur la contribution des Chiliens du Canada », note Soraya Martinez Ferrada. Lui est alors venue l’idée des journaux de son grand-père.

C’est donc en avril cette année, alors qu’elle participait à une mission commerciale canadienne au Chili, que la députée a placé une trentaine d’éditions de Comentarios dans son sac à main.

« Ma tante est rentrée au Chili avec les cendres de mon grand-père dans sa sacoche. Et moi, avec les revues. Je lui ai dit : tu as rapporté son corps au Chili, moi, sa tête », confie la politicienne.

Symboliquement, le don au musée a eu lieu juste à temps pour le 50anniversaire du coup d’État, mais aussi de la mort de Salvador Allende, que des millions de Chiliens souligneront autour du 11 septembre.

Des évènements auront lieu au Chili, bien sûr, mais aussi dans la grande diaspora chilienne, dispersée dans 45 pays. On estime qu’un million de personnes ont quitté le Chili entre 1973 et 1980.

Cette commémoration risque d’être particulièrement houleuse alors que des documents récemment déclassifiés démontrent d’autres facettes du rôle des États-Unis – et plus particulièrement du président Nixon – dans le renversement du président socialiste.

Alors que je discutais avec Mme Martinez Ferrada dans le Mile End jeudi midi, Alexandria Ocasio-Cortez, célèbre élue démocrate à la Chambre des représentants des États-Unis, demandait au président Biden de lever le voile sur toute l’information que son pays détient à ce sujet.

Il était trop tard pour aborder le sujet avec la nouvelle ministre, mais au cours de notre entretien, cette dernière a salué le courage qu’a eu le gouvernement de Trudeau père dans les années 1970 en acceptant des milliers de réfugiés politiques chiliens malgré le soutien américain à la junte du pays. « Ç’a été un geste d’émancipation politique », croit-elle.

Un geste qui a mis le Canada du bon bord de l’Histoire et qui a tout changé pour sa famille.

Rectificatif
Cet article a été modifié. L’original affirmait que le journal
Comentarios était imprimé dans le sous-sol de la tante de Soraya Martinez Ferrada, mais c’est plutôt dans la maison du grand-père que l’impression avait lieu.