« Seçim ile gelip, seçim ile giderler. » « Ils sont venus par les urnes, ils repartiront par les urnes. »

De Washington, où il vit aujourd’hui, Kemal Kirişci espère que les électeurs turcs n’ont pas oublié cette célèbre maxime alors qu’ils s’apprêtent à voter dimanche dans ce que le magazine The Economist a baptisé « l’élection la plus importante de l’année » sur la planète.

Et pour cause. Recep Tayyip Erdoğan, le président qui fait la pluie et le beau temps dans le pays de 85 millions d’habitants, pourrait se faire montrer la porte après 20 ans au pouvoir.

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Recep Tayyip Erdoğan, président sortant de la république de Turquie

Les sondages le donnent au coude-à-coude avec son principal opposant, Kemal Kiliçdaroğlu, un politicien de 74 ans qui est le candidat issu d’une coalition de six partis.

« Ces élections, c’est une occasion pour la société turque de montrer son attachement à la démocratie. Envers et contre tout », estime Kemal Kirişci, qui, après avoir enseigné les relations internationales à l’Université Bogaziçi d’Istanbul, a dirigé le « projet Turquie » à la Brookings Institution, un prestigieux centre de recherche de Washington.

Envers et contre tout ? M. Kirişci, qui s’exprime dans un français impeccable, prédit que le vote de dimanche ne passera pas comme une lettre à la poste si l’opposition ne gagne pas de manière décisive, soit avec plus de 4 ou 5 % d’avance.

En 2019, quand un candidat de l’opposition, Ekrem Imamoğlu, a défait de peu le poulain d’Erdoğan dans une élection très serrée pour la mairie d’Istanbul, le président a littéralement fait annuler l’élection.

Les électeurs ont tenu bon et ont donné une victoire écrasante à M. Imamoğlu lors de la reprise du scrutin. S’il avait une avance de 13 000 voix lors du premier vote, il a finalement remporté la mise avec un écart de plus de 800 000 voix.

Cependant, le nouveau maire n’était pas au bout de ses peines. La justice turque, qui est sous le contrôle du président et de ses alliés politiques, l’a condamné à plus de deux ans de prison pour avoir « insulté des responsables électoraux », une condamnation qui pourrait l’écarter de la vie politique.

Cette peine controversée n’a pas encore été exécutée et M. Imamoğlu est actuellement candidat à la vice-présidence. Sa campagne est tout sauf un grand Bosphore tranquille. Dimanche, à Erzurum, des électeurs lui ont lancé des cailloux alors qu’il essayait de prendre part à un rassemblement politique.

Son cas, qui en dit long sur l’état de la démocratie en Turquie, est aussi un mauvais présage.

Beaucoup d’observateurs de la vie politique turque craignent que la répression et la violence auxquelles il fait face se répandent à la grandeur du pays après le vote de dimanche.

La Turquie se retrouve à la croisée des chemins. Sur une voie, celle de l’actuel président, il y a un État dans lequel le pouvoir est de plus en plus centralisé entre les mains d’une seule personne. Un pays dans lequel 33 journalistes et des centaines d’opposants politiques sont actuellement emprisonnés. Un allié qui bloque l’adhésion de la Suède à l’OTAN et qui ménage à la fois ses relations avec la Chine, l’Arabie saoudite, la Russie et l’Ukraine. Un système politique dans lequel le Parlement n’a pas de mordant, la justice n’est pas indépendante et la presse est muselée.

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Kemal Kiliçdaroğlu, candidat à la présidence turque

Que propose l’autre camp ? Kemal Kiliçdaroğlu et ses alliés politiques promettent d’appuyer sur le bouton « reset » et de rétablir les institutions démocratiques largement écartées depuis la réforme constitutionnelle portée par le président Erdoğan en 2017. Ils promettent aussi de libérer les prisonniers politiques, de défendre la liberté de la presse et les droits de la communauté LGBTQ.

Bien sûr, pour le moment, les promesses de l’opposition ne sont que ça, des promesses. La coalition de six partis, baptisée l’Alliance de la nation, ratisse large. Il y a parmi eux des islamo-conservateurs, des nationalistes, des libéraux et des gauchistes.

Le parti de M. Kiliçdaroğlu, le CHP, fondé par Mustafa Kemal Atatürk, n’a pas toujours été un grand champion de la démocratie, imposant la laïcité de l’État de manière agressive et réprimant la minorité kurde du pays, main dans la main avec les militaires.

Parti souvent associé à l’élite pro-européenne, le CHP a aussi longtemps négligé les moins nantis du pays et les pans les plus conservateurs de la société.

C’est d’ailleurs cette exclusion qui a mené Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir en 2002. À l’époque, l’ancien maire d’Istanbul et champion de soccer était porteur d’espoir pour des dizaines de millions de Turcs qui n’en pouvaient plus de ce système sclérosé. Le boom économique qui a suivi son arrivée au poste de premier ministre a permis à la Turquie de rêver grand. Même le conflit avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) semblait en voie de se régler lorsque j’y ai couvert les élections législatives en 2011.

Malheureusement, depuis 2013, ce rêve s’est étiolé et les méthodes autoritaires d’antan ont progressivement refait surface, alors qu’au même moment, l’autocratie gagnait du terrain à travers le monde, de la Russie au Brésil en passant par les Philippines.

Heureusement, en Turquie, il y a toujours les urnes. Celles qui donnent le pouvoir et peuvent le reprendre. Envers et contre tout.