Il est 23 h à Jérusalem quand Irwin Cotler m’appelle. L’ex-ministre de la Justice et ex-prof de droit à McGill ne « suit » pas la crise politique en Israël. Il est partie prenante.

« En ce moment même, pendant que je vous parle, il y a 150 000 personnes dans les rues de Tel-Aviv qui manifestent contre les réformes du gouvernement Nétanyahou, pour la 11e semaine de suite. »

À lui seul, l’avocat défenseur des droits de la personne incarne ce qu’on pourrait appeler la « connexion canadienne » de cette crise. Car Israël s’est inspiré de l’expérience canadienne pour créer sa charte des droits… et l’actuel gouvernement donne en exemple le Canada pour reculer et prouver que des nominations politiques et une disposition de dérogation (« clause nonobstant ») peuvent très bien exister dans un pays démocratique.

« Quand j’étais professeur invité en Israël en 1991, j’ai participé à plusieurs discussions, notamment avec le ministre de la Justice israélien de l’époque, sur la création d’une charte des droits et libertés, un peu sur le modèle de la charte canadienne. J’étais de ceux qui pensaient qu’Israël devrait s’en doter », dit-il.

Cette idée est devenue la Loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté, adoptée en 1992 par le Parlement israélien. Techniquement, ce n’est pas une charte « constitutionnelle », car Israël n’a pas de Constitution formelle. Mais elle tient lieu de charte et a été utilisée par la Cour suprême israélienne pour invalider des articles de loi ou des actions du gouvernement (22 fois en 470 tentatives depuis 20 ans).

PHOTO FOURNIE PAR LE CENTRE RAOUL WALLENBERG

L’ancien ministre canadien de la Justice Irwin Cotler

Or, c’est précisément cette « loi fondamentale », ou plutôt son interprétation, qui a créé la colère des partis religieux ou ultranationalistes – en obligeant les juifs orthodoxes à la conscription comme les autres citoyens, en limitant certaines actions dans les colonies, en autorisant le démantèlement de certaines colonies, etc.

C’est pour limiter au maximum l’action de la Cour suprême israélienne que le gouvernement Nétanyahou avance cette réforme au pas de charge. Car Nétanyahou se maintient fragilement au pouvoir grâce à des petits partis extrémistes qui dénoncent cette cour depuis des années.

La crise est bien plus que constitutionnelle ; elle est sociale et politique. Le président israélien Isaac Herzog dit que le pays est au bord de l’abîme. D’autres parlent de dictature. Je ne le crois pas. Le pays a une presse libre, encore un système judiciaire indépendant et la liberté de manifester.

Irwin Cotler, ancien ministre canadien de la Justice et ancien professeur de droit de l’Université McGill

« Mais prises ensemble, les mesures proposées vont affaiblir l’indépendance judiciaire et toutes les institutions démocratiques. On assiste à des divisions tribales sans précédent dans le pays et à un discours politique toxique polarisant. »

À CNN l’autre jour, Benyamin Nétanyahou a dit qu’il n’y avait pas de quoi s’énerver avec la disposition de dérogation (qui permet de soustraire une loi à un jugement de la Cour suprême). Après tout, le Canada a la même chose !

« La première différence, c’est que la Charte canadienne est dans la Constitution, pas une simple loi comme en Israël. Ensuite, la disposition permet de se soustraire de certains droits, mais pas tous. Aussi, il y a une clause crépusculaire dans la Charte canadienne : après cinq ans, un gouvernement doit voter à nouveau pour soustraire une loi à la charte. Le Canada a un cadre fédéral, et jamais le gouvernement fédéral ne l’a utilisée. Quand j’étais ministre [2003-2006], je me suis engagé à ne jamais l’utiliser. »

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Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou

Autre élément : la réforme obligera la Cour suprême israélienne à siéger avec ses 15 juges pour invalider une loi. Et 12 des 15 juges devront être d’accord pour le faire – ce qui arrive très rarement.

Il y a plus : toute loi déclarée « fondamentale » par le Parlement israélien ne pourra pas être invalidée. Qu’est-ce qu’une « loi fondamentale » ? Ce que le Parlement décidera de nommer ainsi.

Le processus de nomination des juges, presque apolitique depuis toujours en Israël, sera entièrement sous le contrôle du gouvernement. Actuellement, un comité indépendant de neuf personnes sélectionne les candidats.

Ajoutons à cela l’abolition par cette réforme de la doctrine de la « raisonnabilité » pour les juges, elle aussi largement inspirée de la jurisprudence canadienne. La Charte canadienne stipule que les règles de droit qui limitent un droit sont invalides, sauf si cela constitue une « limite raisonnable » dans une société libre et démocratique.

Et pour finir, les conseillers juridiques des ministères israéliens, jusqu’ici indépendants et avec le pouvoir d’empêcher certains actes, seront dorénavant des employés politiques.

Irwin Cotler est lui-même pris à partie dans cette affaire : il a été ministre de la Justice et a nommé les juges aux différentes cours sans contrainte formelle. Les conseillers juridiques dans les ministères n’ont pas autant de pouvoir indépendant au Canada. Quant à la Charte, incorporée dans la Constitution en 1982, elle n’a jamais été « signée » par le Québec.

Bref, que répondre aux arguments selon lesquels Israël ne fait qu’imiter les autres démocraties, remettre les choses « à niveau » ?

La question lui est régulièrement posée dans les médias israéliens.

Il répond que d’abord, on ne fait pas de tels changements aussi rapidement et sans discussion. Le gouvernement veut la faire voter avant Pessa’h (la Pâque juive), qui commence le 5 avril.

Ensuite, la perte de pouvoir de la Cour suprême dans ce projet viendrait « éviscérer » totalement son pouvoir.

Pour ce qui est de la nomination des juges, il faut aller vers un processus de plus en plus « inclusif » et transparent, non pas reculer vers l’arbitraire politique. Un comité de sélection existe maintenant au Canada pour la Cour suprême. Même s’il est loin d’être aussi rigide que le système israélien actuel, il n’en reste pas moins qu’au final, la Cour suprême canadienne ne vit pas l’extrême polarisation de celle des États-Unis, il s’en faut de beaucoup.

Les jours qui viennent seront tendus à l’extrême.

« Si jamais c’est adopté, que va faire la Cour suprême ? », se demande le juriste. « Va-t-elle invalider la réforme ? Est-ce que le gouvernement respectera ce jugement ? Ce pourrait vraiment être une crise constitutionnelle totale. À moins qu’il y ait une tentative de compromis », dit-il sur un ton plein d’inquiétude.

PHOTO JACK GUEZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

La police montée a tenté de disperser les manifestants, samedi à Tel-Aviv.

« Le plus ironique, c’est que la Cour suprême israélienne aurait pu bénéficier d’un resserrement de sa compétence ; elle ne choisit pas ses causes (comme au Canada ou aux États-Unis), et elle est débordée de milliers d’affaires en attente ! »

Cette crise est évidemment bien plus qu’une affaire juridique : c’est la nature même du pays qui est en cause. Avec d’évidentes répercussions sécuritaires à la clé. La minorité arabe et les Palestiniens risquent de voir leurs droits encore davantage piétinés. Le président Herzog parle carrément de risques de « guerre civile ». Le milieu économique est aussi alarmiste – des entreprises, dont les fameuses start-up, menacent de partir.

Mais rien n’indique que Nétanyahou va reculer.