Téhéran. 2001. Comme des abeilles, ils étaient trois – une femme et deux hommes – à tourner autour de moi. À ajuster la longue tunique noire, assortie d’un foulard noir et blanc, qui allait me servir de hijab pendant les deux semaines de mon reportage en Iran.

Ils étaient trois à me toucher. Et il y avait toute une galerie d’observateurs – hommes, femmes, enfants – qui discutaient du résultat. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit une Occidentale s’acheter des vêtements dans un bazar de quartier de la métropole iranienne !

« Et si le komité venait à passer par ici ? Ils trouveraient que nous sommes en règle ? », avais-je demandé candidement, moi la novice des règles de la République islamique.

En un quart de seconde, les piaillements joyeux de mon auditoire s’étaient transformés en silence de mort. Le tailleur et son assistant s’étaient immobilisés, comme pétrifiés par le mot « komité », cette police des mœurs qui, depuis 43 ans, réprime autant les cheveux au vent et le maquillage que les baisers en public.

Mais la torpeur n’a duré que quelques secondes. Le tailleur s’était mis à rire à gorge déployée, et les autres l’avaient imité. C’était la manière iranienne de dire : que le komité aille au yable !

Et c’était le premier geste de défiance auquel j’assistais dans cette théocratie que j’ai pu visiter trois fois avec mon chapeau (ou plutôt, foulard) de journaliste. Un premier geste de résistance d’une longue, longue série.

Les Iraniens et les Iraniennes ont du front tout le tour de la tête, qu’elle soit couverte ou pas.

Cette anecdote me revient en tête depuis que Mahsa Amini, 22 ans, a trouvé la mort le 16 septembre, soit trois jours après avoir été arrêtée par ce komité qui lui reprochait de ne pas porter son hijab correctement.

Une arrestation parmi tant d’autres en Iran. Un acte de brutalité parmi tant d’autres. Une tentative d’enterrer le crime en rejetant le blâme sur la santé supposément défaillante de la victime. Exactement le même stratagème que l’État iranien a utilisé après avoir tué la photographe montréalaise Zahra Kazemi en 2003. Cet assassinat a scandalisé les Iraniens, plongé le Canada et la République islamique dans une profonde crise diplomatique dont nous ne sommes jamais sortis, mais n’a pas mobilisé les foules.

La mort de Mahsa Amini, elle, a été la mort de trop. L’injustice de trop. Depuis maintenant deux mois, des manifestations ont lieu aux quatre coins de l’Iran. Jour après jour. Nuit après nuit.

Les jeunes femmes ont été les premières à descendre dans les rues pour dénoncer le port obligatoire du hijab. Rapidement, la génération Z – dont les membres sont âgés de 10 à 25 ans – a envahi les rues.

Aujourd’hui, la contestation est globale, et les revendications se sont élargies, allant jusqu’à demander la tête des ayatollahs qui dirigent le pays. Des employés d’usine désertent le travail en signe de solidarité. Depuis mardi, des commerçants du pays entier ont fermé leur magasin pour une grève de trois jours.

À travers le monde, de nombreux commentateurs parlent du plus grand soulèvement de la société civile depuis l’établissement de la révolution islamique.

Plus grand, peut-être, mais pas sans précédent. Malgré la répression dans le pays, des millions d’Iraniens et d’Iraniennes résistent périodiquement aux diktats du régime des mollahs, et ce, depuis l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini en 1979.

Lors de chacun de mes passages en Iran, j’ai pu rencontrer des opposants au régime, tantôt en plein jour, tantôt lors de réunions clandestines.

En 2001, j’avais discuté dans un restaurant avec des étudiants qui avaient pris part à de grandes manifestations en 1999. Battus par les autorités, ils portaient fièrement leurs cicatrices et promettaient de recommencer dès que possible.

De ce premier reportage en Iran, je retiens cette phrase : « Plutôt qu’un pays voilé, muet et soumis aux ordres d’une minorité, l’Iran est une casserole d’idées en ébullition, de gens prêts à l’action, mais qui attendent le bon moment pour déborder dans les rues comme ils l’ont fait en 1979, alors qu’ils voulaient se débarrasser du chah sans trop savoir ce qui leur pendait au bout du nez. L’Iran entière est donc une société en plein printemps, avec ce que cela comporte de jours de pluie », avais-je écrit à l’époque.

Deux ans plus tard, en 2003, Farhad, un étudiant à l’Université d’Ispahan, m’avait raconté comment il avait survécu à un attentat du régime perpétré en plein cœur d’une manifestation. Il protestait pour la tenue d’un référendum sur le système politique du pays.

En 2012, dans un café du nord de Téhéran, une artiste avait réuni des jeunes femmes et des jeunes hommes qui avaient pris part, quelques années plus tôt, à l’immense mouvement vert de 2009 à la suite de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence.

Traumatisés par la réaction violente des autorités, ils ne manifestaient plus, mais avaient déplacé leur combat pour la liberté sur les réseaux sociaux.

Depuis le mouvement vert, il y a eu des manifestations de grande ampleur en 2011, dans la foulée des printemps arabes. En 2018, des femmes ont commencé à manifester en solo, tenant leur voile sur le bout d’un bâton. En 2019, des centaines de milliers de personnes ont envahi les rues pour dénoncer la vie chère.

Ces jours-ci, tous ces bouillonnements rassemblés débordent de la marmite de la colère iranienne. Et comme à son habitude, le régime islamiste répond avec dureté pour tuer la contestation.

Des organisations iraniennes de défense des droits estiment qu’au moins 348 protestataires, dont 52 mineurs, ont été tués au cours des deux derniers mois. Selon ces mêmes organisations, 15 000 personnes ont été arrêtées. De ce nombre, au moins quatre manifestants ont été condamnés à mort, apprenait-on mercredi.

La répression n’est pas que dans la rue. Mardi, une vidéo montrant des policiers qui ouvrent le feu en plein métro a circulé sur les réseaux sociaux.

Et malgré tout cela, les Iraniens et les Iraniennes persistent. Ils ont peur, c’est certain, mais ils continuent de dire : au yable le komité, au yable la répression !