Quand l’acteur George Clooney dit de nous qu’on est « aussi brave qu’il est possible de l’être ». Que le magazine Esquire nous a sacrée « femme vivante la plus sexy des Philippines » pour notre travail de journalisme d’enquête. Quand pas une semaine ne passe sans qu’on nous remette un prix d’envergure, quel objectif vise-t-on ?

« Je suis un punching bag, un sac de boxe, et je ne le dis pas de manière péjorative. » Voilà la réponse – pour le moins surprenante – qu’a donnée Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix en 2021, à la journaliste Nahlah Ayed, qui s’est entretenue avec elle devant public à l’Université McGill mercredi.

Oui, les honneurs pleuvent sur Mme Ressa, mais les coups, eux, sont un véritable torrent. Il n’y a pas un jour qui passe sans que la cofondatrice du média philippin Rappler, spécialisé dans le journalisme d’enquête, soit insultée et ridiculisée par des trolls dans les médias sociaux.

« Mon surnom [pour les trolls], c’est face de scrotum, raconte-t-elle. C’est une manière de déshumaniser. C’est arrivé dans l’Allemagne nazie. C’est arrivé à la journaliste maltaise Daphne Galizia, avant qu’elle soit tuée. L’idée, c’est d’éteindre notre voix. »

Ces attaques répétées viennent d’une armée de l’ombre, cachée derrière un clavier.

Dans le cas de Maria Ressa, il y a aussi des coups qui viennent des politiciens. En plein jour. Et d’un politicien en particulier. De Rodrigo Duterte, l’ancien président philippin sur lequel Rappler a beaucoup enquêté. Le président qui n’est plus en poste, mais dont la fille est aujourd’hui vice-présidente, travaillant main dans la main avec le fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, « Bongbong ». Ce dernier a réussi à se faire élire président après une intense campagne de désinformation sur les réseaux sociaux – documentée par Rappler – qui a permis de refaire une virginité à son nom de famille.

Déclarée coupable de cyberdiffamation pendant l’ère Duterte, Mme Ressa est aujourd’hui passible de longues années de prison si la Cour suprême des Philippines n’infirme pas sa condamnation. « J’ai été condamnée pour un article publié huit ans [avant le procès]. Un article que je n’ai pas écrit et qui a été publié avant que la loi sur la cyberdiffamation existe », note-t-elle, exposant la fourberie de l’affaire.

Comme un sac de boxe, Maria Ressa encaisse. Répliquant, non pas par des coups, mais par des articles. Des enquêtes. Des conférences.

Ce n’est pas une guerre à armes égales, mais c’est une guerre dans laquelle elle n’a pas le choix de se battre. C’est la Troisième Guerre mondiale et elle est déjà commencée, dit-elle. Et elle nous concerne tous.

Et pour quoi se bat-on dans cette guerre ? Pour l’information qui permet de connaître la vérité. Pour la vérité qui permet de maintenir la confiance des citoyens envers nos systèmes politiques. Pour la confiance sur laquelle repose la démocratie.

Selon Maria Ressa, ce sont ces piliers des démocraties libérales qui, à coups de mensonges et de dénigrement des journalistes, sont attaquées de front par les fervents de l’autoritarisme, eux-mêmes aidés par les médias sociaux et leurs algorithmes qui permettent à la désinformation de se propager comme un feu de brousse. « Nous sommes en train de vivre les deux dernières minutes de nos démocraties », prévient-elle.

Déprimant, vous dites ? Absolument. Mais il y a un « à moins que », dans le discours de Maria Ressa, qui va publier le mois prochain ses mémoires, Comment tenir tête à un dictateur.

Le sac de boxe qu’est le journalisme a besoin de renforts pour mettre fin aux mensonges politiques qui gangrènent de plus en plus de pays. À commencer par notre voisin du sud, où plus du tiers de la population croit encore dur comme fer que Donald Trump s’est fait voler la dernière élection présidentielle.

Maria Ressa appelle les législateurs au front pour qu’ils sonnent la fin du Far West sur le web. Pour qu’ils imposent des balises aux géants du web qui, à coups de données récoltées jour après jour, « nous connaissent parfois mieux que nous nous connaissons nous-mêmes ». Pour que les délinquants du web, les abuseurs et les propagateurs de mensonges, de menaces et d’insultes aient à rendre compte de leurs actes devant la justice. « Car l’impunité en ligne, c’est l’impunité dans la vraie vie », ajoute-t-elle.

La lauréate du Nobel de la paix fait aussi appel à chaque utilisateur des médias sociaux. À leur retenue. À leur humanité. À leur capacité à humaniser l’information, à l’incarner. « Il a été prouvé que l’inspiration se répand aussi vite en ligne que la haine », dit-elle.

On veut la croire.