Lorsque Nikita Khrouchtchev est mort en 1971, il n’a pas eu droit aux mêmes honneurs que les autres leaders de l’Union soviétique. On ne l’a pas enterré dans la nécropole du mur du Kremlin à l’instar de Joseph Staline, Leonid Brejnev et Youri Andropov. On ne lui a pas fait de funérailles nationales.

On l’a rapidement inhumé au cimetière de Novodievitchi à Moscou. Sa stèle funéraire, à moitié blanche et à moitié noire, représente les bons coups et les erreurs de l’homme. Un bien drôle de demi-hommage pour celui qui a pourtant levé le voile sur les crimes commis par Staline pendant son règne brutal.

Si les journaux occidentaux ont fait grand cas de sa mort, les médias soviétiques ont à peine mentionné cette disparition. Au bout du compte, le camarade Khrouchtchev a payé cher – une fois mort – pour avoir terni l’image de son prédécesseur et pour avoir ébranlé l’Empire communiste aux pieds d’argile. Même au nom de la vérité et des droits de la personne.

Il est difficile de ne pas penser au sort réservé à cet ancien Secrétaire du Parti communiste en apprenant que le dernier dirigeant de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, est mort.

En Occident, Gorbatchev a longtemps fait courir les foules et attiré les honneurs pour avoir mis fin à la guerre froide. Pour avoir freiné la course folle à l’armement nucléaire. (Encore aujourd’hui, à ce chapitre, malgré les menaces nucléaires renouvelées du Kremlin, nous vous devons toujours une fière chandelle, Mikhaïl Sergueïevitch !)

Cependant, dans son propre pays, la Russie, il est l’un des dirigeants les plus honnis du public. En fait, dans le club des personnages historiques impopulaires, il n’y a que Boris Eltsine qui soit plus détesté que « Gorbi ».

Selon un grand sondage de l’Institut Pew réalisé en 2017, seulement 22 % des Russes pensent que Mikhaïl Gorbatchev a joué un « rôle positif » dans l’histoire. Et Staline, l’homme responsable de la mort de millions de citoyens soviétiques ? Le Géorgien, qui est vu comme le grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, a reçu à l’époque un taux d’approbation de 57 % des Russes. Aujourd’hui, cette popularité a grimpé à 75 %.

Aux yeux de la grande majorité des Russes d’aujourd’hui, le dernier président de l’URSS est celui qui a non seulement ébranlé l’Empire rouge, mais aussi assisté à son démembrement sans tenter de freiner sa chute.

Certains voient même en lui un traître qui a signé l’arrêt de mort d’une superpuissance au bénéfice des États-Unis et des membres de l’OTAN. Au mieux, un naïf qui s’est cru capable de grandes réformes – la perestroïka et la glasnost – mais qui les a vues se retourner contre lui et contre la Russie.

Il y a bien sûr des voix russes qui s’élèvent contre ce tribunal populaire implacable. Il y a notamment celle du documentariste Vitaly Mansky. Dans Gorbachev. Heaven, un film-fleuve sorti en 2021, le cinéaste a permis au dernier leader soviétique de s’expliquer, de revenir sur des chapitres importants de l’Histoire, la sienne et celle de son pays. « Mikhaïl Gorbatchev est le seul leader russe qui a cru que l’intérêt de la personne était plus important que celui de l’État, ou du moins qui a énoncé ce principe, m’a dit le cinéaste lors d’une entrevue à Montréal l’automne dernier. Je suis certain à 1000 % que son legs historique sera un jour rétabli. La Russie va continuer à changer. Il y aura du progrès. Ça prendra peut-être du temps, peut-être 100 ans, mais ça viendra », m’a-t-il dit, quelques mois avant l’invasion russe de l’Ukraine.

Le Gorbatchev qu’on découvre dans le documentaire de Vitaly Mansky est tout sauf un vieillard souriant terminant sa vie dans la plénitude, fier de ses accomplissements.

On y observe un homme politique gardé à l’écart, dans un écrin doré, par l’actuel occupant du Kremlin. On y voit un homme malade, diminué physiquement, mais capable de citer Pouchkine ou Dostoïevski plus facilement que d’autres énumèrent leur liste d’épicerie. On fait la rencontre d’un être pugnace, colérique, maître de l’esquive, mais capable des émotions les plus tendres lorsqu’il pense à sa femme Raïssa, sa compagne pendant 40 ans. Depuis la mort de cette dernière en 1999, Mikhaïl Gorbatchev, de son propre aveu, vivait une vie tronquée, sans goût.

C’est donc avec l’amour de sa vie que reposera désormais Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Dans le cimetière de Novodievitchi.

Aux côtés de sa Raïssa, mais pas très loin de Nikita Khrouchtchev.

Regardez la bande-annonce de Gorbachev. Heaven.