Trop de gens que j’ai rencontrés ou interviewés en Russie sont morts assassinés. Beaucoup trop. Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais pensé qu’un jour Daria Douguina ferait partie de cette sinistre liste. Et pourtant.

Samedi soir, la commentatrice russe ultranationaliste de 29 ans est morte dans un attentat à la voiture piégée dans la périphérie de Moscou.

Quelques heures avant sa mort, elle apparaissait à la télévision pour dire que « l’opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine en Ukraine « est le dernier clou dans le cercueil de l’hégémonie occidentale ».

Pas du tout une opposante au président russe, donc, contrairement aux autres victimes d’assassinats politiques que j’ai connues dans le pays.

Parmi ces victimes, il y avait Boris Nemtsov, tué en 2015, qui s’opposait à l’annexion de la Crimée. Il y avait aussi Anna Politkovskaïa et Natalia Estemirova, qui ont toutes deux dénoncé les terribles exactions de l’armée russe en Tchétchénie et qui ont été assassinées respectivement en 2006 et en 2009.

PHOTO PASCAL DUMONT, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

L’opposant Boris Nemtsov, assassiné en 2015

Daria Douguina, elle, n’avait rien d’une dissidente. Ni contre le Kremlin ni contre son père, Alexandre Douguine, un idéologue d’extrême droite qui, selon plusieurs sources, était possiblement la véritable cible de cet attentat.

J’ai rencontré les Douguine, père et fille, en septembre 2017 au centre-ville de Moscou. Daria, alors âgée de 24 ans, était en quelque sorte l’assistante de son père, un des personnages les plus énigmatiques de la Russie d’aujourd’hui. Tous les deux parlaient français avec aplomb. Dans le bureau où ils m’ont reçue, la photo de Vladimir Poutine trônait en évidence juste à côté d’icônes religieuses.

PHOTO FOURNIE PAR LA MOSCOW NEWS AGENCY, REUTERS

Le père de Daria, Alexandre Douguine, un idéologue d’extrême droite, en 2014

Si j’avais demandé une entrevue à Alexandre Douguine, c’était pour mieux comprendre l’influence au Kremlin, mais aussi dans l’ensemble de la Russie, de l’ultranationalisme orthodoxe russe, une idéologie qu’il a contribué à étayer et selon laquelle la Russie a un destin divin à accomplir en offrant une solution de rechange au modèle occidental. Un contrepoids moral ancré dans la tradition plutôt que dans le progrès.

Lisez le reportage « La tentation impérialiste » de notre chroniqueuse

Le philosophe, qui croit au rétablissement d’un empire russe en Eurasie, affirmait depuis longtemps qu’une guerre en Ukraine était inévitable.

Certains médias aiment décrire Alexandre Douguine comme étant « le cerveau de Poutine » ou son « Raspoutine » en matière de politique étrangère, mais dans la réalité, son influence directe sur le Kremlin n’est pas très claire.

Il est tantôt bienvenu dans les cercles du pouvoir, tantôt tenu à distance.

Par contre, on sait qu’Alexandre Douguine a la cote parmi les séparatistes russes du Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, ainsi qu’au sein des mouvements de la droite identitaire en Occident.

Au cours des dernières années, Daria Douguina est elle aussi devenue une courroie de transmission d’idées similaires, notamment au sein de RT, la chaîne d’État russe qui a été interdite de diffusion au Canada par le CRTC en mars dernier. Elle a affirmé que les crimes de guerre dénoncés à Boutcha étaient en fait de la propagande pour empêcher les Ukrainiens d’accueillir les soldats russes à bras ouverts.

Dans ce contexte, il n’est pas très étonnant de constater que son nom, comme celui de son père, figure sur les listes canadienne, américaine et britannique de personnes sanctionnées en lien avec l’invasion russe de l’Ukraine.

Qui a tué Daria Douguina ? Pour le moment, nous n’en avons pas la moindre idée, mais dimanche, les spéculations allaient bon train. Le chef séparatiste du Donetsk et la patronne de RT accusent les services secrets ukrainiens et demandent des représailles immédiates. Le gouvernement ukrainien nie toute implication.

PHOTO FOURNIE PAR LE COMITÉ D’ENQUÊTE DE RUSSIE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Enquêteurs examinant la scène de l’attentat dans lequel Daria Douguina est morte, en banlieue de Moscou

Sur les réseaux sociaux, certains accusent la Russie d’avoir organisé l’attentat pour justifier une nouvelle offensive tous azimuts en Ukraine. Le Kremlin ne commente pas.

Une chose est sûre, cet attentat rajoute de l’huile sur le feu d’une guerre qui brûle déjà tout sur son passage depuis six mois.