Tac. Tac. Tac. Ceux qui ont voyagé en Turquie connaissent le bruit typique du backgammon. Les hommes surtout s’y adonnent dans les maisons de thé, les cafés, sur le bord du Bosphore à Istanbul. Ces jours-ci, il n’y a pas de joueurs plus hyperactifs que le président turc lui-même.

En fait, Recep Tayyip Erdoğan s’exerce à un bien drôle de jeu : il espère sortir doublement gagnant du grand backgammon géopolitique du moment en se servant à la fois des pions noirs et des pions blancs. En faisant avancer ses intérêts sur les deux parties adverses du même tableau.

C’est assez fascinant à regarder, mais il semble aussi évident que cette stratégie est plus que périlleuse pour le pays qu’il dirige d’une main de fer.

Mardi, à Téhéran, lors de rencontres avec ses homologues iranien et russe, Ibrahim Raisi et Vladimir Poutine, le président Erdoğan a à la fois tenté de ménager ses relations complexes avec les deux bêtes noires de l’Occident et de défendre l’offensive militaire qu’il veut mener contre les groupes kurdes armés dans le nord de la Syrie. Et tout ça, en servant de modérateur international œuvrant pour mettre fin à l’embargo russe sur les céréales ukrainiennes. À la fois faucon et colombe dans le même après-midi. Tac, tac.

PHOTO SERGEI SAVOSTYANOV, SPUTNIK, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Le président russe Vladimir Poutine, le président iranien Ibrahim Raisi et le président turc au sommet de Téhéran, mardi

Au cours des deux derniers mois, le président turc a aussi soufflé simultanément le chaud et le froid au sein de l’OTAN. En mai, il s’est d’abord opposé à l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’alliance militaire revigorée par l’invasion russe de l’Ukraine. À la fin de juin, il a troqué son veto contre des promesses d’Helsinki et de Stockholm de collaborer avec la Turquie dans sa chasse aux « terroristes ».

Dans ce panier, il y a à la fois les membres et des sympathisants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont la guérilla armée combat l’armée turque depuis plus de 30 ans, ainsi que les fidèles du mouvement Gülen. Cette confrérie musulmane est accusée par Ankara d’avoir fomenté et exécuté le coup d’État raté de juillet 2016. Le président turc demande notamment à la Suède d’extrader 73 individus vers la Turquie.

En échange de la levée de son veto, la Turquie a aussi obtenu des concessions de l’administration de Joe Biden sur l’achat d’avions de chasse F-16.

Disons qu’on appelle ça marquer beaucoup de points avec un seul coup de dé.

Mais qu’à cela ne tienne, le joueur Erdoğan remet son accord en cause ces jours-ci, pressant la Suède d’en faire plus, plus vite. Comme par hasard, ses menaces ont été formulées la veille de son sommet turco-russo-iranien. Tac, tac.

Et on ne peut pas oublier sa stratégie par rapport à la guerre en Ukraine. La Turquie refuse d’imposer des sanctions à la Russie pour son agression non provoquée, mais vend des drones à l’Ukraine. Ces derniers — les Bayraktars, inventés par le gendre du président Erdoğan — sont tellement performants que les Ukrainiens chantent leurs louanges !

Un pion blanc, un pion noir, encore une fois.

Pour le moment, le leader turc semble tirer assez bien son épingle du jeu, mais il suffirait d’un coup de trop pour que tout s’effondre. Difficile de jouer sur deux tableaux à la fois sans se faire des ennemis, sans perdre des amis.

Combien de temps Washington va-t-il laisser la Turquie faire la pluie et le beau temps à l’OTAN ? Et combien de temps l’étrange amitié russo-turque va-t-elle survivre aux différends en Syrie et en Ukraine ?

Il y a fort à parier que Recep Tayyip Erdoğan espère continuer à faire l’équilibriste jusqu’aux élections législatives et présidentielle de juin 2023.

« Si Erdoğan joue, c’est pour la survie de son régime », croit Vahid Yucesoy, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM) et candidat au doctorat en science politique.

Quand le chef d’État monte le ton sur la question kurde, quand il tient tête à l’Occident, quand il permet aux Ukrainiens de se défendre sans pour autant attaquer la Russie de plein fouet, c’est à l’électorat turc que le politicien islamo-conservateur parle.

Et cet électorat lui échappe de plus en plus. Pour la première fois depuis 20 ans, le principal parti de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), supplante le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan dans les sondages, note l’expert de la Turquie.

Avec ses prouesses sur la scène internationale, Erdoğan fouette donc la fibre nationaliste de ses électeurs turcs tout en tentant de leur faire oublier les immenses problèmes économiques du pays : l’inflation galopante et la dégringolade de la lire turque.

Selon Vahid Yucesoy, il suffirait que le double jeu d’Erdoğan à l’étranger finisse par avoir un impact néfaste sur l’économie turque pour que la joute tourne au vinaigre.

Le problème, c’est que c’est tout un pays qui en paierait les frais. Pas seulement son président.