Avez-vous entendu toutes ces voix qui viennent dire à l’Ukraine comment faire la paix ? Que oui, bien sûr, l’invasion russe est une chose répréhensible… mais que c’est la faute à l’Occident ? À l’OTAN, qui aurait accepté trop de pays dans ses rangs, jusqu’aux frontières de la Russie. Aux promesses creuses des États-Unis, qui ont aussi fait leur guerre illégale en Irak. Qui ont renversé plus d’un régime.

On entend ça à droite – les Zemmour érotisés par le pouvoir viril des Grands Hommes en général et de Poutine en particulier ne manquent pas.

On entend ça à gauche – les choses mauvaises sont quand même toujours un peu la faute des Américains, non ?

De quelle responsabilité parle-t-on au juste ? Il n’y a aucune « responsabilité » de l’Occident dans l’invasion brutale, illégale, injustifiable de l’Ukraine. Parler de responsabilité, c’est déjà la minimiser, la relativiser. Rien, dans ce qu’a pu faire d’imprudent ou d’arrogant ce qu’on appelle l’« Occident », n’est le commencement d’une excuse militaire.

Il y a beaucoup plus important. Quand on critique la responsabilité de l’Occident, disons des démocraties constitutionnelles, on entre dans la logique d’empire de Vladimir Poutine. Bloc contre bloc. On se trouve à nier en passant la souveraineté des pays de l’Est qui ont demandé ardemment de faire partie de l’OTAN, justement pour se protéger de la Russie poutinienne.

Cette invasion repose sur le postulat que l’Ukraine « appartient » à la sphère d’influence russe, qu’elle est la chose de la Russie. Reprocher à l’OTAN d’avoir incorporé la Lituanie ou la Pologne, c’est nier leur liberté de choix.

Je ne suis pas en train de dire que l’OTAN devrait contrôler l’espace aérien ukrainien et risquer une conflagration européenne ou mondiale.

Je dis que cette guerre n’a qu’un seul responsable : Vladimir Poutine. Tout le reste est une relativisation insensée.

Nous sommes en avril 1940. Stefan Zweig est réfugié à Londres. L’écrivain célèbre et célébré a fui Vienne, envahie par l’armée hitlérienne en 1938. À moitié désespéré par la Première Guerre, il le sera totalement par la Seconde, qui commence.

Mais en ce jour de printemps, Paris n’est pas encore occupé. Il accepte de s’y rendre pour prononcer ce qui sera sa dernière conférence, au théâtre Marigny. Il parle de la « Vienne d’hier », étranglée par le nazisme, dans ce texte qui préfigure son chef-d’œuvre, Le monde d’hier.

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Stefan Zweig

Les Viennois (par contraste avec les Allemands) avaient un penchant pour les plaisirs de la vie, dit-il. Je ne le conteste pas ; « je le défends », ajoute-t-il.

Car à ses yeux, « vivre avec insouciance, librement et de plein gré, comme nous avons vécu en Autriche, est le plus élevé des droits humains1 ».

C’est aussi ça qui est insupportable à la dictature poutinienne : l’insouciance, la liberté d’être européen, de tourner le dos à la Russie.

La Russie n’est pas l’Allemagne, et Kyiv n’est pas Vienne. Mais les prétextes pour faire la guerre sont semblables, et la violence absurde, la même. Hitler prétendait réunifier les Allemands dispersés en Europe, comme Poutine prétend protéger les Russes d’Ukraine.

Or, il se passe en ce moment une chose absolument extraordinaire en Ukraine. Une sorte d’unité nationale se consolide à la faveur de cette invasion.

Zelensky a beau s’appeler Volodymyr (et non Vladimir), culturellement, c’est un Russe. Un Juif ukrainien russophone, dans une capitale très russe. Et aujourd’hui, il est une sorte d’improbable héros national. Je citais lundi deux immigrantes russophones ukrainiennes. Leur famille est russe, mais leur solidarité est ukrainienne.

PHOTO SAVO PRELEVIC, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un graffiti représentant Volodymyr Zelensky, à Podgorica, au Monténégro

L’histoire de l’Ukraine est millénaire, mais le pays lui-même est jeune. Après une brève souveraineté (1917-1921), il a été englouti dans l’URSS. Son indépendance formelle ne date que de 1991. Et depuis un siècle, elle a vécu les violences de la Première Guerre, les pogroms qui ont tué des dizaines de milliers de Juifs, la guerre civile, la famine des années 1920, puis celle infligée par Staline dans les années 1930 (on parle de quatre millions de morts dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Holodomor) ; puis le siège de Kyiv par les nazis, et de nouveaux massacres de Juifs… Et une autre guerre depuis 2014.

C’est une sorte de miracle que ce pays martyrisé ait pu émerger dans sa forme actuelle. Et ce que fait Poutine en ce moment, comme disait une Ukrainienne de Montréal, est en train tragiquement de « définir la nation ».

Quand, pour faire la part des choses, on parle de la « responsabilité de l’Occident », c’est justement ça qu’on nie : la souveraineté ukrainienne. Son libre arbitre. Son droit de choisir sa destinée. On joue sur le même échiquier que Poutine, même si c’est avec les pièces opposées.

J’en reviens à Zweig, en ce triste printemps 1940 : « Je crois qu’un excès d’ambition dans l’âme d’un homme comme dans l’âme d’un peuple détruit des valeurs précieuses, et que le vieux dicton viennois “vivre et laisser vivre” est non seulement plus humain, mais aussi plus sage que toutes les maximes sévères et les impératifs catégoriques. »

On jugera la politique américaine comme on voudra, mais pour ce qui est de laisser vivre l’Ukraine et les Ukrainiens, la faute n’est que d’un côté.

1. La Vienne d’hier, dans Vienne, ville de rêves, Bouquins, 2021.

(Merci aux historiennes Fiona Hill et Sophie Cœuré)