La photo montre une femme enceinte se tordant sur un brancard, transportée au milieu des décombres d’un hôpital ukrainien. On en voit d’autres, le visage barbouillé de suie, chercher un abri au milieu des gravats.

Bombarder un hôpital. Est-ce qu’on a vraiment besoin d’un traité international pour savoir que c’est un crime ?

Si, comme tout l’indique, l’armée russe a détruit mercredi l’Hôpital municipal numéro 3 de Marioupol, qui abrite une maternité, c’est un nouveau carnage, un autre « crime de guerre », dans son expression la plus abjecte.

Tout le très évanescent « droit de la guerre » a commencé par ça : ne tirez pas sur les ambulances. Épargnez les plus faibles. Juste ça.

Les premiers traités sur lesquels les pays européens se sont entendus, au XIXsiècle, n’avaient pas l’ambition utopique d’empêcher la guerre. Juste d’en limiter un peu l’horreur. La Croix-Rouge venait d’être fondée, et avec elle, l’idée d’une sorte de droit humanitaire universel minimal, officiel, qui ne reposerait pas uniquement sur les coutumes et les bonnes volontés.

Les premiers qu’il fallait protéger en toute circonstance : les malades, les blessés, les gens qui les soignent. En 1949, dans une Europe meurtrie par la pire guerre de l’histoire, les États ont signé les fameuses Conventions de Genève. Une autre fois on disait « plus jamais »… mais au cas où une autre guerre surviendrait, quelques règles de base allaient être répétées et édictées à l’unanimité.

« Les blessés et les malades, ainsi que les infirmes et les femmes enceintes seront l’objet d’une protection et d’un respect particuliers », affirme l’article 16 de la quatrième Convention.

Entre toutes les victimes civiles, celles-là sont tout en haut de la liste des gens à protéger : bébés, femmes enceintes, malades…

Ça va de soi, me direz-vous ? S’il faut le répéter et en faire un traité, peut-être pas.

Aux côtés de l’armée syrienne, l’armée russe a fait la même chose dans la province d’Idlib, il y a tout juste deux ans. L’ONU et Amnistie internationale ont documenté des attaques sur des écoles et des hôpitaux syriens, auxquelles l’aviation russe a pris part. Entre autres très nombreux crimes de guerre de ce conflit – tant du côté du régime assassin que du côté de certains rebelles, au fait.

Étrange expression, « crime de guerre ». C’est déjà concéder le droit de faire la guerre. Alors qu’en fait, et en droit, le premier crime est la guerre elle-même. Depuis le Pacte Briand-Kellogg, en 1928, « le monde » a condamné le recours à la guerre comme moyen de régler des différends internationaux. Ça n’a pas empêché la pire de toutes, 11 ans plus tard. Mais depuis, vous aurez remarqué, les gouvernements n’ont plus de « ministre de la Guerre ». Ils ont des « ministres de la Défense ». Personne ne fait plus la guerre : on se défend. La Russie ne fait pas la guerre, on n’a même pas le droit de le dire : elle exécute une « opération ».

Envahir un pays qui ne vous a pas attaqué, comme la Russie l’a fait, est en soi un « crime contre la paix ». Ou un « crime d’agression », selon les plus récents traités. En théorie, un chef d’État peut être poursuivi pour ça.

On n’a pas tant besoin de ces sous-catégories de crimes. Faire la guerre, c’est toujours tuer des civils, des enfants, des mères sur le point d’accoucher, c’est détruire des écoles, des ponts, des maisons, des villes.

Si on isole les actes, c’est pour des raisons pratiques, de preuve : telle date, l’artillerie a frappé à tel hôpital, faisant tant de blessés, tant de morts. On a utilisé ici une bombe à fragmentation telle date, dans tel lieu : ça aussi, c’est interdit, puisque les fragments tuent à l’aveugle des civils.

Mais revenons avant le premier coup de feu.

Dès que le premier tank russe avait pénétré sur le territoire ukrainien, un « crime » avait été commis. Pas un « crime de guerre » ; le crime de la guerre elle-même.

J’entends votre question, elle est excellente : ça vaut quoi, un droit sans police ? Ça empêche quoi ?

Jusqu’ici, les procès faits pour crime de guerre, crime contre l’humanité ou génocide n’ont pas été nombreux. On pense au procès des nazis à Nuremberg. Aux militaires japonais à la même époque. Ils ont affirmé plusieurs principes maintenant codifiés dans les traités.

Mais c’étaient des procès tenus par les vainqueurs contre les vaincus, et bien sûr Harry Truman n’a pas été inquiété pour les deux bombes atomiques larguées à sa demande.

Par la suite, des dirigeants de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda ont aussi été jugés dans des « tribunaux spéciaux » depuis les années 1990. Des Khmers rouges au Cambodge.

Des procès ont aussi eu lieu dans plusieurs pays, qui ont incorporé dans leur droit national ce droit international humanitaire. Un génocidaire rwandais a été jugé en Cour supérieure à Montréal. Un responsable de la guerre civile au Liberia est jugé en Finlande. Etc. Les États sont censés juger leurs propres militaires également – ce qui se produit régulièrement ; Donald Trump avait d’ailleurs gracié deux soldats coupables de crime de guerre devant une cour américaine.

PHOTO MOHAMED NURELDIN ABDALLAH, ARCHIVES REUTERS

Omar el-Bechir

En principe, le gardien ultime de la justice internationale, quand les États ne s’en occupent pas, est la Cour pénale internationale (CPI). Entrée en fonction il y a 20 ans, elle n’a que trois verdicts de culpabilité à son actif, sur 41 personnes accusées publiquement. Neuf ont été acquittées. Le seul chef d’État accusé, le Soudanais Omar el-Bechir, accusé de génocide au Darfour, est détenu dans son pays, mais malgré des engagements, n’a toujours pas été livré à La Haye.

S’ajoute à cela le fait que plusieurs pays – États-Unis, Russie, Chine, Ukraine, Israël, notamment – ne sont pas membres de la cour. Elle n’a pas compétence sur leur territoire, en principe. Ça n’a pas empêché le nouveau procureur de la CPI d’ouvrir une enquête pour crimes de guerre, et d’envoyer du personnel sur le terrain en Ukraine. Un pays peut en effet le permettre.

Même devant la preuve de crimes de guerre, encore faut-il faire la preuve de l’implication directe des dirigeants.

Et à la fin, même avec la meilleure des preuves, qui ira arrêter Vladimir Poutine ?

Mais aussi faible, aussi illusoire, aussi intermittente qu’elle soit, cette justice sert au moins à exprimer la réprobation universelle. À espérer que l’impunité des criminels ne soit pas éternelle.

On n’y touchera peut-être jamais, à cet idéal, mais ce n’est pas une raison pour en abandonner la quête humaniste.

On doit au moins essayer, au nom de tous ces morts, de tous ces gens qui titubent dans les décombres d’un hôpital, en Ukraine, en Syrie, au Darfour, au Mali…