Alma, petite table gastronomique de l’avenue Lajoie, dans Outremont, a doucement pris un virage « mexicain moderne » dans la dernière année, à la manière de plusieurs tables réputées des villes de Mexico et d’Oaxaca. Son menu « carte blanche » fut un énorme coup de cœur en 2023.

Cette nouvelle identité d’Alma est étroitement liée à La Quebequita, car le chef Juan Lopez Luna y fait préparer sa masa, à partir de maïs mexicains criollos qu’il achète à l’entreprise californienne Masienda. Bientôt, il tentera de faire du commerce direct avec les paysans de son État natal, Tlaxcala, et de les encourager à cultiver des variétés de maïs ancestrales.

Avec sa précieuse pâte, Juan façonne par exemple des tetelas qui reposent sur une sauce de piment morita et de figue. L’ajout d’une belle rondelle de foie gras au torchon sur chaque petit triangle farci dont les origines remontent à l’époque précolombienne est LA touche Alma.

PHOTO THE SAV COLLECTIVE, FOURNIE PAR ALMA

Ces tetelas au foie gras et à la figue, sur mole de piment morita, sont une démonstration parfaite du style culinaire de Juan Lopez Luna.

Dans ce plat, ainsi que dans les ris de veau sur mole verde et dans la croqueta de carnitas garnie d’un anchois blanc se révèlent enfin le génie culinaire de Juan Lopez Luna.

On dit que les enfants qui apprennent simultanément plusieurs langues peuvent parfois mettre plus de temps à s’exprimer. Et si c’était la même chose en cuisine ?

Comme la grande majorité des chefs, Juan a d’abord été formé en cuisines française et italienne, puis s’est plus tard intéressé au répertoire catalan. Ce n’est que tout récemment que celui qui a grandi avec des tortillas sur la table matin, midi et soir a redécouvert ses racines culinaires et habilement trouvé le moyen de fusionner tout son bagage.

Récit d’un déplacement

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Juan Lopez Luna

L’histoire de Juan ressemble à celle d’un très grand nombre d’immigrés mexicains qui ont quitté leur pays à la recherche du fameux, mais désormais moins glorieux « rêve américain ».

« Je viens d’un très petit village dans l’État de Tlaxcala. Plusieurs de mes amis sont partis aux États-Unis alors qu’ils n’avaient que 12 ou 14 ans, nous raconte le chef dans sa voiture, tandis que nous rentrons de Sherbrooke, après une visite à La Quebequita. À l’époque, la perspective d’aller travailler à Mexico n’était pas très attirante. On disait que c’était une ville dangereuse. »

C’est à 16 ans que l’adolescent qui travaillait dans une usine de vêtements a commencé à penser à lui aussi tenter sa chance plus au nord.

Il se rappelait combien la maison familiale qui tombait en ruine avait bénéficié du travail de son père dans les champs de poivrons ontariens, jusqu’à ce que les pesticides le rendent malade et l’empêchent d’y retourner.

PHOTO THE SAV COLLECTIVE, FOURNIE PAR ALMA

Ris de veau et mole verde ? Pourquoi pas !

Mais c’est un de ses amis qui a fini de le convaincre, en rentrant au village à 17 ans avec des chaussures Nike flambant neuves et des CD originaux, pas comme les copies qui se vendaient à la tiendita de son bled. Aux États-Unis, cet ami était peintre en bâtiment et gagnait 50 $ US par semaine, alors que Juan n’empochait que 80 $ par mois pour six jours de travail sur sept.

Ses souvenirs de la traversée (irrégulière) sont vifs. « Mon groupe, dans lequel il y avait quatre autres personnes du village, a traversé le désert pendant trois jours avec le coyote. On marchait pendant une heure, avec 15 minutes de pause. Ils nous donnaient des pilules pour qu’on ne s’endorme pas. À la frontière, il y avait une camionnette, une Camaro et un Dodge Ram. Moi, j’étais dans le Ram et on m’a dit : “Si jamais on croise la patrouille, tu sors de l’auto, tu cours dans cette direction, tu sautes par-dessus la clôture et là ils ne pourront pas t’attraper parce que tu seras en territoire autochtone.” »

  • Juan Lopez Luna prépare une assiette de tetelas.

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    Juan Lopez Luna prépare une assiette de tetelas.

  • Juan presse la tortilla bicolore avant de la farcir et de la replier en tetela.

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    Juan presse la tortilla bicolore avant de la farcir et de la replier en tetela.

  • La tortilla devenue tetela, une spécialité précolombienne

    PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

    La tortilla devenue tetela, une spécialité précolombienne

  • La cuisson se fait dans un comal en argile.

    PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

    La cuisson se fait dans un comal en argile.

  • Ici, une tortilla parfaitement cuite sur le comal

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    Ici, une tortilla parfaitement cuite sur le comal

  • Juan Lopez Luna et Roberto Flores Lozano examinent les grains de maïs bleu qui serviront à faire une des masas d’Alma.

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    Juan Lopez Luna et Roberto Flores Lozano examinent les grains de maïs bleu qui serviront à faire une des masas d’Alma.

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On pourrait écrire un livre sur les tribulations de Juan, qui ressemblerait sans doute un peu à The Migrant Chef : The Life and Times of Lalo García, publié récemment, séjour en prison en moins. Je m’en tiendrai à la version courte !

Après plusieurs petits boulots, Juan s’est retrouvé dans un restaurant italien à Jackson Hole, station de ski au Wyoming. C’est là que le travail en cuisine est passé de simple gagne-pain à possible carrière.

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Juan Lopez Luna et Lindsay Brennan sont partenaires dans toutes les sphères. On les voit ici dans leur deuxième restaurant, Tinc Set, voisin d’Alma.

Tandis qu’il apprivoisait le four à pizza à l’avant de la salle, Juan a fait la connaissance de Lindsay Brennan, nouvelle employée de service, aujourd’hui sa partenaire sur tous les fronts. Ensemble, ils ont bourlingué, passant un an à Puerto Escondido, dans un micro-restaurant de six tables, puis quelques années à Ottawa, où le cuistot pensait suivre une formation officielle, mais a finalement opté pour « l’école de la vie », en travaillant au Town et au Stella.

À Montréal, Juan a gravi les échelons en cuisine jusqu’au poste de sous-chef de la défunte Salle à manger, avenue du Mont-Royal Est. Il a aussi travaillé à la pizzeria Gema, avant d’ouvrir Farine en 2015.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

La cuisine de Juan au Farine

« J’avais envie que la meilleure cuisine italienne de Montréal soit faite par un Mexicain ! », lance-t-il, en rigolant aujourd’hui de ses aspirations. Farine a éteint ses fours à pain et à pizza au début de 2019, alors que naissait le premier vrai bébé de Juan et de Lindsay, Alma.

C’est sur la jolie avenue Lajoie que le couple a posé ses pénates. Et c’est ici que, cinq ans plus tard, je mangeais un de mes meilleurs repas de l’année 2023. Ce n’était pas ma première fois à l’Alma et j’ai aussi mes habitudes à l’adresse voisine, Tinc Set, qui se spécialise en vin catalan, en poulet de rôtisserie à la barcelonaise et en tapas. L’identité de l’Alma, elle, a toujours été assez métissée, entre cuisine italienne et catalane.

Tout a changé il y a un an, quand Juan et Lindsay ont fait un voyage dans l’État et la ville d’Oaxaca, destination de prédilection d’un grand nombre de chefs par les temps qui courent. Un repas au restaurant mère-fils Alfonsina a agi telle une épiphanie pour Juan.

PHOTO FOURNIE PAR ALMA

Juan discute dans la cuisine extérieure de l’Alfonsina, un restaurant mère-fils gastronomique situé à l’extérieur de la ville d’Oaxaca.

Retrouver les goûts de mon enfance, mais présentés de manière élégante, dans un restaurant haut de gamme situé dans une zone rurale me rappelant le minuscule village où j’ai grandi, ç’a été une expérience vraiment marquante.

Juan Lopez Luna

Celui qui n’avait jamais cuisiné les plats de son enfance dans un contexte professionnel a commencé à en intégrer des éléments dans le menu « carte blanche » de l’Alma. Une tostada par-ci, un mole par-là.

En octobre, le couple, inspiré par le fameux restaurant Pujol, à Mexico, a même lancé les « omakase » de tacos. Ce sont des repas à quatre mains (parfois plus !), en sept services, à l’occasion desquels Juan et ses complices s’éclatent en mariant ingrédients québécois (oursins, thon de la Gaspésie, etc.), parfums mexicains et masa de Sherbrooke, à base de maïs d’Oaxaca ou de Tlaxcala.

Le prochain évènement « omakase » de tacos aura lieu le dimanche 4 février, avec Marc Cohen du Lawrence, au coût de 99 $ par personne (places limitées). Le suivant se déroulera le 3 mars (chef invité dévoilé prochainement).

Consultez le site de l’Alma

À la défense de la cuisine mexicaine moderne

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE INSTAGRAM @PUJOLRESTAURANT

Un « omakase » au réputé restaurant Pujol : nouilles de calmar margarita, huile de crevettes séchées, œufs de truite déposés sur un chicharrón de riz koshihikari.

Les préjugés persistent sur la cuisine mexicaine. Elle ne devrait surtout pas coûter trop cher ! Pourquoi payer 100 $ pour un repas de tacos haut de gamme alors qu’on peut retrouver ces saveurs distinctives dans les rues de Mexico pour quelques pesos ?

Si le Mexique est aujourd’hui pris d’assaut par des chefs et des gastronomes du monde entier, l’État d’Oaxaca en particulier, c’est en bonne partie grâce à des chefs comme Enrique Olvera (Pujol, à Mexico, et Cosme, à New York, entre autres), Lalo García (Máximo), Elena Reygadas (Rosetta), Mónica Patiño (La Taberna del León) et plusieurs autres. Ces derniers ont réussi à démontrer que les spécialités de leur pays avaient leur place aux côtés des grands classiques européens considérés pendant des décennies comme les seules icônes possibles de la « vraie » gastronomie. Aujourd’hui, le Mexique a sa place au panthéon des meilleures cuisines du monde (cuisine de rue incluse) parce que des chefs de haut niveau l’ont élevée.