La Cour d’appel du Québec a reconnu, sans surprise, que le pouvoir de déroger à l’obligation de protéger les droits fondamentaux des citoyens a été utilisé d’une façon constitutionnellement correcte par le gouvernement du Québec dans la Loi sur la laïcité de l’État. Ce pouvoir de dérogation est inscrit dans les chartes canadienne et québécoise.

Le gouvernement a décidé d’utiliser le pouvoir de dérogation de façon préventive plutôt que de tenter de démontrer que l’interdiction du port des signes religieux pour certains agents de l’État lorsqu’ils sont en fonction est justifiée. N’oublions pas que le gouvernement avait la possibilité d’utiliser le pouvoir de dérogation après un jugement concluant à des atteintes inconstitutionnelles à des droits protégés par les chartes.

Je voudrais m’attarder ici à un aspect de la rhétorique justificatrice de l’approche du gouvernement dans la foulée de la décision⁠1.

Une thèse centrale du gouvernement caquiste est que les élus de la majorité parlementaire sont aussi bien placés, sinon mieux, que les tribunaux pour assurer le respect des droits fondamentaux des citoyens.

Pourquoi ? Pour obtenir un début de réponse, tournons-nous vers un ancien conseiller du gouvernement, soit le professeur de droit Guillaume Rousseau2. Ce dernier cherche à expliquer pourquoi des intellectuels sont « convaincus de la nécessité de juges placés au-dessus des parlements par une charte des droits afin de protéger les minorités ». Cela s’explique, selon lui, « par un mythe qu’ils entretiennent, selon lequel la majorité électorale et parlementaire serait l’incarnation d’une majorité culturelle portée à opprimer les minorités ». Il poursuit en affirmant que les gouvernements n’ont pas toujours opprimé les minorités dans l’histoire du Québec.

Personne ne conteste cela. Je ne sais pas si Rousseau attaque volontairement un homme de paille ou s’il ne saisit pas les arguments de ceux qui défendent le pouvoir des juges d’évaluer l’impact des lois sur les droits protégés par les chartes.

Être juge et partie

La position des critiques de la thèse voulant que les gouvernements soient mieux placés que les tribunaux pour protéger les droits fondamentaux est que le gouvernement ne doit tout simplement pas, en la matière, être juge et partie. Le gouvernement, et tout particulièrement les gouvernements majoritaires, jouissent d’une large marge de manœuvre pour adopter des lois fondées sur leurs priorités politiques. Nous pouvons penser, ici, au cas l’usine de Northvolt. Le principe de souveraineté populaire légitimise cette prérogative, mais cette dernière doit être balisée lorsque les droits fondamentaux des citoyens sont en jeu. En gros, les élus adoptent des politiques visant (idéalement) l’intérêt du plus grand nombre, et les tribunaux évaluent les effets de ces décisions sur les droits fondamentaux.

Le gouvernement nous offre un exemple patent de la raison pour laquelle un tiers indépendant et compétent doit avoir l’autorité d’évaluer les effets des décisions politiques sur les droits fondamentaux. Les ministres du gouvernement caquiste n’arrivent même pas à admettre que leur loi a des impacts délétères sur la minorité de citoyennes et de citoyens qui voudraient pouvoir conjuguer leur liberté de religion et leur droit à l’égalité dans l’accès à certaines fonctions publiques.

Ce cas montre pourquoi la branche qui a le pouvoir d’adopter les lois ne devrait pas être celle qui évalue leurs effets sur les droits des citoyens affectés.

Une autre différence significative entre les tribunaux et le pouvoir exécutif est que le raisonnement des premiers est beaucoup plus balisé et contraint que celui des ministres en matière de protection des droits. Les juges peuvent se tromper, mais ils doivent s’appuyer sur les textes de loi et la jurisprudence. De plus, leurs décisions doivent être soigneusement justifiées à l’écrit, ce qui facilite l’examen critique.

La réflexion des élus est beaucoup plus libre. Ils peuvent invoquer leur conception personnelle du bien commun ou leur compréhension idiosyncratique de notions complexes comme celles de laïcité, de liberté de conscience ou encore de prosélytisme. Trop souvent, ils tentent de rationaliser les positions qui servent le mieux leurs intérêts partisans.

Les institutions avant la vertu

L’idée n’est pas d’affirmer qu’aucun gouvernement n’est capable de respecter les droits des minorités, mais bien de ne pas asseoir la protection des droits exclusivement sur la hauteur morale des dirigeants. Comme des penseurs politiques de Cicéron à Arendt en passant par Montesquieu nous l’ont enseigné, la protection des valeurs politiques fondamentales dépend d’abord et avant tout du design des institutions de l’État. Le design institutionnel doit permettre d’éviter, par exemple, à la fois une trop grande concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif et un gouvernement des juges.

Il faut bien prendre conscience que la thèse de la CAQ sur le rôle et les prérogatives des pouvoirs exécutif et judiciaire est radicale en ce qu’elle remet en question la compréhension moderne de la séparation des pouvoirs et du rapport entre les principes de souveraineté populaire et de respect des droits fondamentaux. Cela prendra davantage que des slogans jubilatoires pour la justifier.

*L’auteur a écrit, avec Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (Boréal compact, 2020), et agi comme témoin-expert pour l’une des parties contestant la validité de Loi 21 devant la Cour supérieure du Québec.

1. Lisez « Laïcité — “ Une grande victoire pour la nation québécoise ” » 2. Lisez « Les juges protégeant les minorités : opium des intellectuels » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

Correctif
Dans une version antérieure de ce texte, Guillaume Rousseau était présenté comme un conseiller du gouvernement. Or, M. Rousseau n’est plus conseiller auprès du ministre de l’Immigration depuis juin 2019.