Dans la foulée de la mort de Jean-Pierre Ferland, Radio-Canada a publié sur son site web un extrait d’archives⁠1 où Ferland explique les motivations qui menèrent à Jaune. Il dit une chose surprenante qu’on devrait méditer aujourd’hui. Pourquoi sentir le besoin de faire cet album ? Parce que la musique francophone avait besoin d’être renouvelée.

Les Américains et les Britanniques innovaient, il était grand temps que nous nous mettions au rythme. À l’époque de Pet Sounds, Led Zeppelin III ou Strange Days, la musique francophone ne pouvait plus se contenter des mélodies de Leclerc ou des paroles espiègles de Brassens : au bout du chemin tracé par Lindberg, il fallait Jaune, un album qui encore aujourd’hui se mesure par sa qualité, son ampleur et son ingéniosité aux autres grands du répertoire.

Et après Jaune, ce fut la déferlante du génie musical québécois : L’Heptade, Beau dommage, Traversion, Tiens-toé ben, j’arrive ! Si bien qu’à la fin des années 1970, le mélomane québécois n’avait pas à rougir des harmonies de son pays. Il n’avait rien à envier à la musique du sud de la frontière ou de l’Hexagone.

Comme le remarquait Ferland avec fierté, à partir de Jaune, le Québec devenait une source d’inspiration pour les Français, on pouvait envisager un voyage initiatique dans l’autre sens, de la France au Québec. L’émancipation se faisait musicale.

Porté par ses rythmes et ses harmonies – J’ai vu le loup, le renard, le lion, 1 fois 5 –, le Québec semblait se diriger vers quelque chose de grand. Charlebois chantait Ducharme. Fini les excuses : par son art et son courage, le Québec séduisait, il devenait magnétique. Il s’affirmait en tendant la main de la culture.

L’attrait du pouvoir

L’engouement pour l’anglais et l’Amérique n’en est que la dernière illustration en date, les humains ont cette drôle de manie de graviter autour du pouvoir, qu’il soit légitime ou non. Pour s’en approcher, on cherche à l’émuler et à le copier. On adopte le style, les mœurs et la culture du vainqueur : voilà qu’on écoute Bruce Springsteen en portant des blue jeans et en buvant de la Budweiser. Voilà qu’on écoute Taylor Swift, un café Starbucks à la main en allant chez Sephora. Voilà qu’on s’achète un VUS et qu’on fait de Costco une religion séculière. On commence à parler anglais et à rougir d’une culture – la nôtre – qui semble toujours plus petite, défaillante, l’ersatz de la « vraie affaire ». La splendeur américaine est comme un autre soleil sur le globe. Difficile de se battre contre la gravité. Mais nous avons d’autres Soleil (Ferland, 1971).

Certains s’inquiètent du déclin de notre culture, qui passe par un déclin de notre langue sur notre territoire. On annonce donc un énième Plan pour la langue française, qui est une énième stratégie de défense et de résistance. Ce dernier contient tout plein de millions de dollars qui serviront à, dit-on, faire rayonner notre culture et « franciser les nouveaux arrivants » ou s’assurer qu’ils soient majoritairement francophones.

On tente, encore une fois, d’ériger une digue face à la marée anglophone et anglophile. On prend encore une fois le problème du mauvais sens. Que veut dire « parler français » si c’est pour vivre en anglais ?

À quoi bon le français si son usage ne se résume qu’à recommander telle ou telle série américaine, tel ou tel single du Billboard Hot 100 ? Pourquoi œuvrer à franciser si les jeunes francophones eux-mêmes se détournent de notre culture et ne la connaissent pas ?

Il faut saisir, enfin, avec courage et vision, l’autre côté du problème, celui qui recèle une véritable solution : il faut œuvrer à rendre le français attractif et désirable. Non pas contraindre, mais séduire. Il faut que son apprentissage apparaisse comme une évidence à ceux et celles qui habitent au Québec. Qu’à l’image de ce qu’il a pu être à l’âge d’or de notre musique, dans les années 1970 et 1980, le français se fasse le soleil autour duquel gravitera notre peuple. Et d’ailleurs, c’est bien à l’apogée de l’impérialisme américain qu’on a su le mieux résister et croître. God is an American, chantait Ferland. It ain’t fair. Peut-être, mais Si on s’y mettait (reprise par Hubert Lenoir) ?

Aider le français ?

Vous souhaitez donc aider le français au Québec ? Subventionnez les billets de concert, de théâtre et de cinéma pour des productions culturelles francophones, créez un nouveau prix annuel de la littérature francophone assorti d’une bourse de 500 000 $, faites la même chose pour le cinéma et le théâtre, investissez dans le pouvoir d’attraction de notre culture. Ces millions que vous souhaitez investir en francisation, donnez-les directement aux chanteurs, aux scénaristes, aux réalisateurs et aux écrivains.

Ne cherchez pas à forcer les individus à aimer la culture québécoise, mais œuvrez à créer les conditions sociales qui produiront de nouveaux Jaune. Faites du français non pas la langue obligatoire, mais la langue du succès et de la beauté, ici.

Ferland savait chanter l’amour des femmes, il avait aussi compris, dans cet entretien à Radio-Canada, l’amour d’une langue : faites-la belle, faites-la grande, faites-la meilleure. Comment peut-on ne pas avoir envie de vivre en français après avoir, pour la première fois, entendu Jaune ? Comment peut-on rester indifférent au sort du Québec français après avoir écouté Depuis l’automne ?

1. Consultez l’article de Radio-Canada « L’inoubliable Jean-Pierre Ferland n’est plus » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue