Il existe une profonde division entre les sionistes, défenseurs d’Israël, d’une part, et, d’autre part, les Juifs, tant pratiquants que non pratiquants, qui rejettent le sionisme et donc l’idée même d’un État séparé pour les Juifs. De nos jours, la plupart des Juifs se situent quelque part entre les deux.

Pendant longtemps, ils se sont plaints des actions d’Israël sans pour autant remettre en question la nature ethnocratique de l’État israélien. Même si la plupart d’entre eux vivent dans des démocraties libérales, il leur est difficile de concevoir qu’Israël puisse changer de nature, comme l’a fait l’Afrique du Sud il y a quelques décennies, et devenir un État libéral avec des droits égaux pour tous sur l’ensemble du territoire sous contrôle israélien entre la Méditerranée et le Jourdain.

La véhémence de l’assaut d’Israël sur Gaza a conduit de nombreux Juifs dans le monde, en particulier les jeunes, à dénoncer la réponse vengeresse d’Israël à l’attaque brutale du Hamas sur son territoire le 7 octobre 2023. Peu après le début de cette réponse contre Gaza, des centaines de manifestants juifs ont bloqué la gare de Grand Central à New York pour demander un cessez-le-feu immédiat. Une semaine plus tôt, des juifs enveloppés dans des châles de prière avaient organisé un sit-in devant le Congrès américain à Washington. Des Juifs ont aussi déployé des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « Les Palestiniens doivent être libres » au pied de la statue de la Liberté à New York.

PHOTO DAVE SANDERS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des militants juifs se sont rassemblés au pied de la statue de la Liberté à New York, le 6 novembre dernier, pour demander un cessez-le-feu immédiat à Gaza.

Des juifs ultraorthodoxes antisionistes ont pris une part active dans les manifestations d’appui aux Palestiniens dans le monde entier. Ils estiment que l’État sioniste n’est pas simplement une « appropriation » de leurs symboles et de leur identité juive, mais qu’il est en plus à l’origine d’un conflit sanglant dans lequel souffrent des Juifs et des Palestiniens innocents.

De nombreux Juifs se demandent maintenant si cet État séparé pour les Juifs, qui génère chroniquement de la violence, est « bon pour les Juifs ». Pour eux, le bombardement de Gaza a révélé le caractère d’Israël en tant que colonie de peuplement belliqueuse, victime de sa propre pratique de l’exclusion et de l’oppression.

D’autres Juifs se trouvent également dans une situation émotionnelle difficile. Profondément attristés par l’attaque du Hamas contre Israël et également atterrés par la réponse implacable d’Israël, ils s’inquiètent aussi de la montée du sentiment antijuif autour d’eux.

Israël est un État sioniste. Il incarne le nationalisme ethnique et exclusif européen façonné à la fin du XIXe siècle, plutôt que le judaïsme rabbinique plutôt pacifiste qui s’est développé pendant des millénaires. Lorsque Israël prétend être l’État de tous les Juifs du monde, il les transforme en otages de ses politiques et de ses actions. Lorsque les organisations de la communauté juive déclarent « Nous soutenons Israël ! », elles agissent comme des mandataires d’Israël plutôt que comme des représentants des Juifs.

Israël et le sionisme ont longtemps polarisé les Juifs. Alors que les Juifs du monde entier sont largement divisés entre les inconditionnels d’Israël et ceux qui le dénoncent, aucun des deux camps n’influence les actions d’Israël. Ils s’apparentent à des supporters qui soutiennent l’une ou l’autre équipe, mais observent le tout de l’extérieur. Blâmer et attaquer les Juifs pour les actions d’Israël est une erreur et un acte antisémite. Les récentes attaques contre des institutions juives à Montréal en sont des manifestations préoccupantes. Cela ne fait que renforcer l’affirmation sioniste fondamentale selon laquelle les Juifs ne peuvent être en sécurité qu’en Israël.

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L’école juive Yeshiva Gedola a été la cible de coups de feu deux fois en quelques jours, à Montréal.

Les protestations mondiales massives n’ont jusqu’à présent affecté ni la violence vengeresse des Israéliens à Gaza ni la fourniture d’armes américaines pour la soutenir. Il y a de quoi désespérer. Mais la tradition judaïque encourage les juifs à persévérer, même dans des circonstances apparemment sans espoir : « Il n’est pas de ton devoir d’achever l’œuvre, mais tu n’as pas non plus la liberté de t’en désister… » (Pirke Avot 2:16). Beaucoup se rendent compte que leurs protestations les ont émancipés de l’emprise émotionnelle d’Israël. Ils demandent de mettre fin à l’ethnocratie, à la domination institutionnalisée des Juifs israéliens sur les Palestiniens.

Il y a de l’espoir. L’Angleterre a opprimé l’Irlande pendant des siècles. La France et l’Allemagne se sont livrées à de nombreuses guerres. Que faudra-t-il pour que Juifs israéliens et Palestiniens vivent pacifiquement côte à côte ? De nombreux Juifs et d’encore plus nombreux Palestiniens sont convaincus que la structure de l’État sioniste, qui s’apparente à un apartheid et qui a vécu par l’épée depuis sa création, doit changer. Ils savent que le cycle de la mort ne s’arrêtera que lorsque tous les habitants de la Terre sainte jouiront de droits égaux et auront un intérêt dans l’accord politique qui sera conclu (un État, deux États ou quelque chose d’autre). Mais d’abord, il faut arrêter la violence.

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*Yakov M. Rabkin est aussi auteur d’Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme et Comprendre l’État d’Israël.