Cécile Rousseau ne dirige pas une clinique ordinaire.

À sa clinique au CLSC du quartier Parc-Extension à Montréal, les médecins ne prennent pas la température dans votre bouche pour voir si vous faites de la fièvre.

La Dre Cécile Rousseau s’occupe plutôt d’un autre type de fièvre qui ne cesse de monter dans notre société : la haine.

Avec ses collègues de la clinique, elle tente d’apaiser la haine et la radicalisation au Québec. De s’assurer que la marmite sociale, qui bout de plus en plus fort en cette ère de clivage, ne saute pas. Partout au Québec, mais particulièrement dans les écoles. « On essaie d’aplatir la courbe de la haine », résume la Dre Cécile Rousseau, pédopsychiatre et directrice de la Clinique de polarisation au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, qui regroupe des médecins, des psychologues et des travailleurs sociaux.

« C’est difficile de résister à cette pression sociale vers la haine, convient la Dre Rousseau. On a toujours eu des désaccords. Ça fait partie de la nature humaine et de la démocratie. La polarisation, c’est quand il est de plus en plus difficile de garder un dialogue respectueux [sur ces désaccords]. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Un impact de balle découvert à l’école Azrieli Talmud Torah, le 9 novembre

Avant le 7 octobre dernier, on vivait déjà dans un climat social de plus en plus polarisé. Puis il y a eu les attentats terroristes du Hamas, la réplique sanglante d’Israël, et cette guerre horrible qui se poursuit au Proche-Orient. Au cours des dernières semaines, les évènements haineux ont monté en flèche à Montréal. Des coups de feu ont été tirés trois fois la nuit sur deux écoles primaires juives. Seize stations de métro ont été vandalisées. Dans notre ville.

La situation est aussi tendue dans certaines écoles où les communautés juive et arabo-musulmane se côtoient. C’est là qu’intervient souvent la Clinique de polarisation.

Au lieu de mettre de l’huile sur le feu, on essaie de calmer le jeu.

La Dre Cécile Rousseau, pédopsychiatre et directrice de la Clinique de polarisation au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal

Comment ? Pas en débattant des solutions à la guerre. « Les élèves vont se disputer, c’est trop explosif », dit-elle.

Mieux vaut traiter la situation comme le ferait un médecin devant un patient qui arrive avec un mal de dos ou de genou : en soulageant la souffrance.

Souffrance en hausse

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Des manifestants propalestiniens au centre-ville de Montréal, le mois dernier. Tant dans la communauté juive que dans la communauté arabo-palestinienne, certains craignent pour leur sécurité ou celle de leur famille. Ce qui en pousse certains à la provocation.

Dans la communauté juive comme dans la communauté arabo-palestinienne, des jeunes souffrent énormément depuis le 7 octobre. Certains craignent pour leur sécurité ou celle de leur famille. La peur en réduit certains au silence. D’autres choisissent la provocation, « une façon d’exprimer leur colère, d’être solidaires avec leur communauté », dit la Dre Rousseau.

Devant ce cocktail inquiétant, que peuvent faire les écoles pour demeurer un lieu où les élèves se sentent respectés et en sécurité ?

D’abord, il faut se serrer les coudes entre profs et membres de la direction. « Une équipe-école qui a peur ne peut pas s’attaquer au problème », dit la Dre Cécile Rousseau, qui est aussi professeure au département de psychiatrie de l’Université McGill.

Les écoles peuvent aussi demander de l’aide. La Clinique de polarisation est en train de mettre sur pied une équipe qui pourra bientôt se rendre dans davantage d’écoles, soit une dizaine par semaine. Ses techniques d’intervention varient. Mais le principe est toujours le même : permettre aux jeunes d’exprimer leurs émotions, dans le respect. Même si ça peut décoiffer.

La clinique se sert notamment de l’art pour permettre aux élèves de s’exprimer sans blesser les autres. Les jeunes font des murales ou montent une pièce de théâtre pour imaginer une solution à un problème qui fait monter leur colère. Sans répondre à la violence par la violence.

PHOTO ANDREJ IVANOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Membres de la communauté juive de Montréal rassemblées pour une veillée peu après l’attaque du Hamas en Israël, le mois dernier

Avec la guerre Israël-Hamas, les interventions sont particulièrement délicates. Les Israéliens souffrent. Les Palestiniens souffrent. « Faire coexister deux souffrances, c’est souvent un défi, dit la Dre Rousseau. La tentation est généralement de valider sa propre souffrance, de croire qu’elle est meilleure, plus légitime, plus grande que celle de l’autre groupe. »

Les équipes tentent donc de faire comprendre que l’autre aussi peut souffrir. Puis essaient de faire diminuer la souffrance.

Une des bonnes façons de diminuer la colère, c’est de se mobiliser vers l’action. Rien ne choque plus que le sentiment d’impuissance lorsqu’il se produit quelque chose de terrible.

Cécile Rousseau, pédopsychiatre

Plutôt que de voir les élèves des deux camps s’affronter, l’école peut les encourager à canaliser leur colère vers l’aide humanitaire. « Une chose sur laquelle tout le monde peut s’entendre, c’est que les civils qui n’ont rien fait n’ont pas à être touchés par cette violence-là », dit la Dre Rousseau.

On ne résoudra pas la situation au Proche-Orient dans les écoles de Montréal. Mais on peut réduire la souffrance de nos jeunes. « Se mobiliser vers l’action diminue la violence », dit la Dre Rousseau.

***

Avec sa voix douce et son allure zen, Cécile Rousseau doit être l’une des personnes les plus patientes que j’ai interviewées dans ma vie. Une énorme qualité dans les circonstances.

En plus d’œuvrer dans les écoles, la Clinique de polarisation traite actuellement en clinique une centaine de patients. Il y a deux ans, c’était environ 85 patients.

On ne parle pas ici de gens qui se sont levés du mauvais pied un matin. On parle de personnes radicalisées ou fortement radicalisées. Par exemple, des jeunes qui partaient avec le groupe armé État islamique en Syrie il y a quelques années.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Un homme fuit les combats entre le groupe armé État islamique et l’armée irakienne dans la région de Mossoul. Il y a quelques années, quelques jeunes radicalisés ont quitté le Québec pour rejoindre les rangs du groupe État islamique.

Un premier tiers des patients sont recommandés par la police et les services de sécurité nationale. Un deuxième, par les services de santé. Un troisième, par les écoles et les communautés inquiètes.

Le portrait type de ces patients : ce sont à 90 % des hommes, et la grande majorité a de 15 à 35 ans.

Vous et moi verrions des personnes qui font peur. Les médecins, les psychologues et les travailleurs sociaux de la Clinique de polarisation, eux, voient des patients qui souffrent.

« Ce sont des gens qui ont des griefs, qui sont malheureux, dit le psychologue Christian Savard, de la Clinique de polarisation. Ils n’ont pas d’emploi, pas de blonde, des relations conflictuelles avec leur famille, ils ont été intimidés. Ils ne sont pas bien dans leur peau, pas reconnus, très isolés. Ils se retrouvent tout seuls sur l’internet, où ils vont trouver des gens aussi amers qu’eux. Et ils vont trouver des responsables pour leurs malheurs qui vont devenir des cibles : les femmes, une religion, une race, le gouvernement. »

La dernière chose à faire quand on traite un patient radicalisé : vouloir le faire changer d’avis.

La déradicalisation ne marche pas. Si vous êtes un partisan du Canadien et que j’essaie de vous convaincre d’être un partisan des Bruins, quelles sont les chances que ça fonctionne ?

Cécile Rousseau, pédopsychiatre

Les experts interviennent plutôt en écoutant le patient. En l’aidant à trouver un emploi, un logement. Si c’est un adolescent, en le gardant à l’école.

« Les gens les jugent, les considèrent comme des criminels, dit le psychologue Christian Savard. Ils expérimentent beaucoup de rejet, d’expulsions ou de suspensions à l’école. La question qu’on se pose : comment fait-on pour ne pas échapper ce jeune-là ? On essaie de diminuer son désespoir. La meilleure façon d’être en sécurité, c’est qu’il ait une raison de vivre, des gens à qui parler, un sens à sa vie. »

Note : l’entrevue avec les experts de la Clinique de polarisation a eu lieu il y a deux semaines, le 1er novembre.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue