Depuis plus d’un mois déjà, le conflit entre Israël et le Hamas fait rage, et je n’arrive pas à trouver les mots. Je n’ai encore rien écrit, même si j’ai beaucoup réfléchi. C’est peut-être parce que je sais que la littérature, que j’enseigne et pratique, n’a jamais sauvé personne, que l’apprentissage de la culture, à laquelle je tiens pourtant comme à la prunelle de mes yeux, n’a pas épargné aux humains l’épreuve des pires horreurs.

On raconte que des officiers nazis jouaient du Schubert au piano le matin et torturaient le soir. C’est pourquoi le philosophe Theodor Adorno pensait qu’écrire de la poésie après la découverte d’Auschwitz avait quelque chose d’inconvenant et de barbare. Pourquoi continuer d’écrire et de penser, pourquoi chercher à créer de la beauté, quand rien de tout cela n’avait pu nous sauver ?

Depuis un mois, deux scènes me hantent. Je les médite et les retourne dans tous les sens, pour tenter de comprendre. Je les ai vues dans des reportages télévisés, peut-être le même jour et à la même chaîne, je ne sais plus. La première scène se déroule en Israël. Un rabbin bénit des jeunes soldats qui s’apprêtent à envahir Gaza pour venger les victimes des attaques du Hamas. Les larmes aux yeux, il invoque la protection de Yahvé, demande que son Dieu veille sur ces jeunes hommes et les mène à la victoire. L’attitude du rabbin est affectueuse, paternelle : il embrasse et réconforte les soldats, les traite comme ses fils.

L’autre scène se déroule dans la bande de Gaza, peut-être au même moment. Une mère palestinienne pousse des cris de douleur. Son fils vient de mourir, écrasé par l’effondrement d’un bâtiment atteint par les tirs israéliens. Elle lève les bras au ciel, son ventre est secoué de spasmes, comme si une souffrance trop grande s’était emparée d’elle. Cette femme en appelle à Allah, promet à ceux qui vengeront son fils le paradis et la bénédiction.

Je pense tous les jours à ce rabbin et à cette Palestinienne, à ce père et à cette mère, les deux visages d’une même colère, d’une même douleur. Je pense à la certitude qui les anime, celle de pouvoir compter sur le « vrai » Dieu. Comment réconcilier des gens aussi convaincus d’avoir Dieu de leur côté ?

Je sais bien que la religion n’explique pas tout, que les pires horreurs du XXe siècle ont été commises par des régimes athées, le nazisme et le communisme. Mais la religion, tout de même, quelle étrange affaire en temps de guerre : on tue et on pleure, on venge et on se recueille, toujours au nom de Dieu.

Et je pense à cette autre guerre, déjà presque oubliée, qui oppose la Russie et l’Ukraine, Vladimir et Volodymyr⁠1, dont la parenté avec le conflit israélo-palestinien me frappe. En vérité, tous ces gens qui se détestent et se combattent se ressemblent, mais n’arrivent plus à le voir. L’accumulation des petites différences a fini par creuser un fossé infranchissable, par les rendre étrangers les uns aux autres.

PHOTO BRENDAN HOFFMAN, THE NEW YORK TIMES

Des soldats ukrainiens s’entraînent avec des véhicules blindés dans la région de Chernihiv. Les Russes et les Ukrainiens sont issus du même berceau, ont longtemps partagé une même langue, une même histoire, pratiquent la même religion. Et pourtant, les voilà coincés dans une guerre où chacun jure de détruire l’autre.

Les Russes et les Ukrainiens sont issus du même berceau, ont longtemps partagé une même langue, une même histoire, pratiquent la même religion. Les peuples juif et palestinien tirent leur origine du même sol, partagent nombre de coutumes et d’interdits, sont attachés aux mêmes lieux saints, ont les mêmes lointains ancêtres et la même conception du divin. Et pourtant, les voilà coincés dans une guerre où chacun jure de détruire l’autre. Il me vient soudain cette pensée hérétique : se peut-il que le rabbin et la mère s’adressent sans le savoir au même Dieu ? Et que ce Dieu, incapable de trancher, ait choisi de se taire ?

Je suis en faveur de tous les cessez-le-feu et suis contre toutes les violences.

Je me demande seulement si la trêve espérée sera l’occasion de chercher la paix ou ne servira pas plutôt à préparer la prochaine guerre. Comment sortir du cercle vicieux de la vengeance ?

Ces dernières semaines, j’ai fait lire à mes étudiants Un jardin au bout du monde de Gabrielle Roy. Impossible de ne pas être touché par ces histoires d’exil et d’immigration, en provenance de Chine, d’Ukraine et de Russie. Dans ce livre, peut-être le plus grand de toute la littérature québécoise, l’écrivaine raconte aussi l’histoire d’un conteur vagabond – prénommé Gustave – qui prétend rapporter, en échange du gîte et du couvert, des « nouvelles » du Québec à une famille francophone établie au Manitoba.

Or, le vagabond est un menteur particulièrement doué, qui invente tout à mesure, à partir des indices qu’il récolte chez ses hôtes. Et la beauté de cette histoire est qu’en prétendant parler de grands-parents, d’oncles et de tantes dont en vérité il ne connaît rien, Gustave parvient à créer des liens de parenté avec de purs étrangers. Il offre une famille et des souvenirs à ceux qui n’en ont plus. « Mais cousin Gustave, demande une jeune enfant séduite par ses histoires, êtes-vous bien sûr que c’est de notre parenté que vous parlez ? » Et Gustave de répondre : « Ah, notre parenté avec les hommes, Dieu seul sait où elle commence et où elle se termine.⁠2 »

En lisant ces phrases en compagnie de mes étudiants, dont certains sont d’origine juive et arabe, ont des proches vivant en Palestine et en Israël, sont eux-mêmes déchirés par le conflit, je tentais de leur faire voir que Gustave était l’image même de l’écrivain. Et que l’art de l’écrivain tenait justement dans sa capacité à nous révéler notre parenté avec les hommes, à nous faire croire et sentir, même quand tout indiquait le contraire, que des étrangers pouvaient faire partie des nôtres et devenir nos frères, nos frères humains.

1. Lisez la chronique « Vladimir et Volodymyr » de Mathieu Bélisle

2. Un jardin au bout du monde, de Gabrielle Roy, Boréal (1975), p. 27.

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