Les conflits les plus terribles opposent parfois des gens qui se ressemblent trop. L’Histoire a montré que des individus qui appartiennent à la même famille idéologique ou au même parti politique, que des pays qui partagent la même histoire et la même culture sont capables d’une grande violence envers leurs semblables. Freud parlait du « narcissisme des petites différences » pour expliquer comment des nations voisines et en tous points comparables – la France et l’Allemagne – avaient pu se livrer un combat aussi sanglant au cours de la Grande Guerre. À force d’insister sur leurs différences, ces nations avaient perdu de vue tout ce qu’elles avaient en commun.

C’est précisément ce qui est en train de se produire dans la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine. Cette histoire tragique rappelle les luttes fratricides telles qu’on les raconte dans les vieux mythes : Caïn tuant Abel, Romulus tuant Remus, Polynice tuant Étéocle. Comme dans les mythes, c’est le frère aîné – la Grande Russie – qui agresse son cadet – la « Petite Russie », ainsi qu’on a longtemps appelé l’Ukraine. Les deux pays ont beau partager les mêmes origines, pratiquer la même religion, parler des langues sœurs ; ils ont beau vivre les mêmes problèmes économiques et les mêmes scandales de corruption (n’oublions pas que le nom du jeune président ukrainien s’est récemment retrouvé dans les Pandora Papers, tout comme celui de plusieurs oligarques russes proches de Poutine1), rien n’y fait. La Russie s’attaque à l’Ukraine comme à un pays parfaitement étranger, un pays « nazifié », selon l’accusation outrancière lancée par le Kremlin, une triste manière de se voiler la face et de refuser la réalité. Car en vérité, les soldats qui bombardent les villes ukrainiennes ne s’en prennent pas à des ennemis, mais à des frères et des sœurs nés de la même mère.

L’Ukraine incarne aux yeux de la Russie une voie qu’elle aurait pu suivre et dont elle s’est détournée, une Russie possible mais non advenue.

Si l’Ukraine représente une menace pour le pouvoir russe, c’est parce qu’elle fait la preuve depuis 30 ans que la démocratie peut s’épanouir dans cette région du monde.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France offrent des modèles politiques trop éloignés, trop exotiques pour être vraiment crédibles aux yeux des Russes : l’Ukraine, au contraire, est presque comme la Russie, ce qui explique pourquoi son existence provoque une réaction aussi violente chez les défenseurs de l’autoritarisme russe.

D’ailleurs, par un de ces hasards dont l’Histoire a le secret, les deux présidents qui se font la guerre partagent le même prénom, Vladimir et Volodymyr, comme s’ils étaient des sortes de jumeaux qu’on avait séparés à la naissance et qui se retrouvaient soudain face à face sur le champ de bataille. Aux yeux de Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky incarne une autre version de lui-même, son double haï, celui qu’il a définitivement écarté quand il a décidé de redonner à la Russie sa gloire de jadis, de rétablir son empire, quel qu’en soit le prix. Alors que Zelensky est le produit des manifestations populaires et d’une culture d’opposition, née de la révolution orange et de Maïdan, Poutine s’emploie depuis deux décennies à éliminer ses opposants un à un jusqu’à faire aujourd’hui de son pays le royaume de la pensée unique, comme au temps de Staline.

Mais ce qui, on peut l’imaginer, rend Zelensky encore plus détestable aux yeux de Poutine, ce sont les circonstances qui l’ont mené au pouvoir. Alors que Poutine, en élève studieux et patient, a gravi les échelons un à un, a avancé ses pions de manière méthodique au sein de l’appareil d’État jusqu’à atteindre le sommet, Zelensky est parvenu à la tête de son pays à la faveur d’une sorte de miracle. Lui qui n’avait ni parti ni programme, qui ne connaissait rien aux rouages du pouvoir, qui n’avait même jamais exercé la moindre fonction élective, a été élu contre toute attente. Zelensky est un humoriste, qui a connu la gloire dans une série télévisée populaire, Serviteur du peuple, où il interprétait le rôle d’un homme ordinaire qui devenait du jour au lendemain président de l’Ukraine (!)... ce qui, on le sait, correspond très exactement à ce qui s’est produit dans les années qui ont suivi.

Zelensky a ainsi joué au président avant de le devenir vraiment, comme si la fiction précédait la réalité, ou plutôt : comme si la réalité se trouvait contenue dans la fiction, était engendrée par elle. Une ascension aussi spectaculaire a quelque chose d’hollywoodien, un parfum de rêve américain, chose insupportable pour un dirigeant comme Poutine, qui s’est donné tout pouvoir sur la carrière et la fortune de ses sujets. Cette ascension fait penser à celle d’un propriétaire de start-up qui voit soudain l’action de son entreprise s’envoler et devient milliardaire. Pas étonnant qu’Elon Musk se soit reconnu dans l’histoire de Zelensky et ait juré de le soutenir à l’aide de ses satellites quand il a appris que la Russie cherchait à couper l’Ukraine du reste du monde2.

Les Ukrainiens ont beau être les frères des Russes, il ne faut pas penser que Poutine fera preuve d’empathie à leur endroit. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment il a traité et traite encore son propre peuple. Je pense à ces deux prises d’otages, l’une dans un théâtre de Moscou en 2002 et l’autre dans une école primaire de Beslan en 2004, où des centaines de Russes se sont trouvés prisonniers de commandos tchétchènes. Poutine n’a pas hésité un seul instant à sacrifier les siens au nom de la lutte contre le terrorisme. Résultat : 128 morts à Moscou, 334 morts à Beslan, dont 186 enfants, tous russes. S’il a pu être aussi insensible à la vie des Russes, comment penser qu’il sera plus clément envers les Ukrainiens, qu’il considère d’emblée comme des ennemis à la solde du nazisme ?

(1) Lisez l’article « Des dirigeants visés par les Pandora Papers se défendent » (2) Lisez un article publié sur le site d'Insider (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion