Une famille canado-palestinienne arrivée samedi à Montréal raconte sa vie à Gaza, avant sa fuite par l’Égypte jusqu’au Canada

Pendant des semaines, dès le coucher du soleil, Mohammed-Sharif Alghusain et sa femme Dina ont raconté des histoires à leurs deux fillettes. L’idée : les distraire des bombes. Jusqu’au matin. « C’était comme un film d’horreur », souffle Mme Alghusain, rencontrée dans un hôtel montréalais lundi.

La vie était douce pour la famille gazaouie avant le 7 octobre. Les Alghusain vivaient dans la ville de Gaza. Lui était à la tête d’une entreprise en construction de près de 70 employés, raconte-t-il. « Notre maison, c’était mon petit paradis », ajoute Mme Alghusain, photos à l’appui. « De la fenêtre, on pouvait voir la mer. »

De ces lieux, il ne reste désormais que des ruines.

La Presse a rencontré les Alghusain à l’hôtel Ville-Marie, au centre-ville de Montréal, lundi après-midi. Ils font partie des familles canadiennes qui ont pu être évacuées de Gaza par le poste-frontière de Rafah la semaine dernière, après plus d’un mois de conflit.

PHOTO FOURNIE PAR DINA ALGHUSAIN

La maison de la famille Alghusain avant la guerre

« On prenait soin de chaque plante. On n’a rien à voir [avec le Hamas], assure M. Alghusain. Et maintenant, on se retrouve sans rien. On est sans logis. »

Tout perdre

M. Alghusain a étudié à l’Université Concordia en administration des affaires et en architecture, explique-t-il. En 2015, après 10 ans au Québec, devenu citoyen canadien, il est retourné vivre dans la bande de Gaza. Là, il a rencontré Dina. Le couple a eu deux petites filles, Suha et Hedya, âgées de 7 et 5 ans.

La famille a toujours eu l’idée de revenir s’installer un jour au Canada. « Mais c’est différent d’être forcé de le faire, sans planification, sans rien », déplore M. Alghusain.

Leur maison de Gaza a été bombardée. La famille, qui se trouvait à l’extérieur, a survécu. Tous n’ont pas eu cette chance.

M. Alghusain a créé un groupe WhatsApp avec ses proches et amis. Chaque matin, chaque membre doit se manifester pour faire savoir qu’il est toujours en vie.

« Maintenant, on a peur de l’ouvrir », témoigne M. Alghusain. « À ce jour, on a perdu quatre personnes. J’ai un collègue, un ingénieur. Il venait de se marier, son bébé avait 8 mois. Il a été tué avec toute sa famille. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Les deux filles du couple, Hedya et Suha, sont âgées de 5 et 7 ans.

On parle des morts à Gaza comme de chiffres, mais il y a des histoires derrière chacun d’eux.

Mohammed-Sharif Alghusain

« Chaque enfant avait des buts, des rêves », renchérit Mme Alghusain.

La fuite

Quand Israël a exhorté les gens de Gaza à se déplacer vers le sud, la famille a pris la route pour se réfugier chez des amis. Les Alghusain ont encore dû bouger en raison du danger.

Les dernières semaines, ils partageaient deux pièces et une salle de bain avec 60 autres personnes, à Deir el-Balah, au centre de la bande de Gaza, rapporte M. Alghusain.

« Il fallait attendre en ligne pour les toilettes. Il n’y avait pas vraiment d’eau, très peu de nourriture, pas d’électricité, parfois pas de signal cellulaire », énumère M. Alghusain.

Les bombardements étaient continuels, jour et nuit, frappant des habitations, des marchés, des pharmacies. Dans l’obscurité, les frappes devenaient insoutenables, insiste Mme Alghusain.

Il fallait qu’on reste calmes pour nos filles. Au début, on disait que c’était des feux d’artifice. Mais ensuite, on n’a plus été capables de faire semblant.

Dina Alghusain

Chaque matin, au retour de la lumière, les familles entassées faisaient le décompte, s’assurant que tous étaient toujours en vie. Avant d’essayer de trouver quelques heures de sommeil.

La culpabilité

Les Alghusain ont laissé derrière leurs proches : parents, frères et sœurs. Un choix déchirant. Mais leur aînée, Suha, atteinte de diabète de type 1, avait besoin de soins impossibles à trouver sur place.

PHOTO TAREK WAJEH, ASSOCIATED PRESS

Canado-Palestiniens évacués de Gaza par l’Égypte, dimanche

« On a dû choisir entre la vie de notre fille et nos familles, nos parents », explique Mme Alghusain.

Maintenant, on est ici, mais nos cœurs sont là-bas. On mange en sachant qu’eux n’ont rien à manger. On dort en sachant qu’eux ne peuvent pas dormir.

Dina Alghusain

Tout ce que la famille souhaite, c’est de « vivre en paix ».

« Nous sommes des humains, pas des animaux, lance M. Alghusain. Cette folie doit s’arrêter, assez c’est assez. Il doit y avoir un cessez-le-feu. C’est notre seul espoir ! »

À l’extérieur de l’hôtel, quelques flocons apparaissent. Autre nouveauté pour les fillettes nées à Gaza. La petite Suha a l’impression d’être plongée dans le film La reine des neiges, s’émeut sa mère. Comment cela la fait-elle se sentir ? La petite cherche ses mots, puis répond, timide : « heureuse ».

Aucun Canadien n’a pu quitter Gaza mardi

Aucun Canadien ne figurait mardi sur la liste des évacués potentiels autorisés à traverser le poste-frontière de Rafah, à la frontière avec l’Égypte. Affaires mondiales Canada déclarait lundi après-midi être en contact avec plus de 250 Canadiens, résidents permanents et membres de leurs familles dans le territoire palestinien. Ottawa affirme que 356 Canadiens et leurs proches ont réussi à quitter la bande de Gaza jusqu’ici. Certains de ceux qui ont réussi à fuir affirment que la définition canadienne de ce qui constitue une famille les a obligés à laisser derrière eux des êtres chers. Mohammed-Sharif Alghusain déplore lui-même d’avoir dû abandonner ses parents. Le Conseil canadien pour les réfugiés préconise aussi une définition plus large de la famille.

Avec La Presse Canadienne