Les poules ne sortaient pas. Normalement, le matin, lorsque j’ouvre la porte du poulailler, elles sortent une par une, petit défilé de cocottes interloquées à l’assaut du jardin.

Poly se présente généralement la première. C’est une belle rouquine qui est apparue chez nous l’été dernier, sans qu’on ne sache ni comment ni d’où elle était venue. Elle était hirsute et mangeait peu, même quand j’éloignais les autres poules qui la picossaient sans relâche.

« Elle a vraiment l’air polytraumatisée », avait fait remarquer quelqu’un et le nom est resté, raccourci en Poly depuis qu’elle a fait sa place et commencé à pondre. Un matin, il y avait un œuf à sa petite place, tout au fond du poulailler, et parce que je ne peux m’empêcher de faire de l’anthropomorphisme, j’étais tout émue, j’avais l’impression que c’était sa manière de nous dire merci.

C’est donc maintenant elle qui sort en tête, suivie en général de Crête Croche, une toute petite Plymouth Rock au mauvais caractère dont le nom fait peu de mystère, et de sa sœur, La Grosse, une belle et bonne fille, fidèle et un peu lente. Or, ce matin-là, personne. Quand je suis allée voir, inquiète, Crête Croche et Poly étaient debout et regardaient La Grosse, qui avait l’air de couver au milieu du poulailler.

Je leur ai parlé un peu, elles ont fini par sortir, mais La Grosse n’allait pas bien, nul besoin d’un diplôme en sciences vétérinaires pour voir ça. Elle faisait quelques pas, puis restait debout, sous la pluie, en respirant très fort. Je lui apportais de l’eau, des vers de terre ou une tranche de pastèque qu’elle picossait à peine.

L’anthropomorphisme ne me lâchant décidément pas, j’avais des envies de la prendre et de la caresser, de lui faire une petite bouillotte et de l’installer devant Netflix avec une tasse de NeoCitran, mais elle voulait être seule, évidemment.

Les oiseaux se cachent pour mourir n’est pas que le titre d’une télésérie qui a mal vieilli. C’est un fait. L’Amérique du Nord compte aujourd’hui près de 3 milliards d’oiseaux de moins qu’en 1970, soit 30 % de la population. L’Europe en aurait perdu autour de 400 millions entre 1980 et 2009. Ces chiffres ont beau s’étendre sur une cinquantaine d’années, ils restent effarants. C’est beaucoup, 3 milliards de petites vies.

Pourtant, nous ne passons pas nos journées à nous enfarger dans des oiseaux morts. Leur disparition, d’une poignante discrétion, a lieu loin des regards.

C’est que ce ne sont pas tant les oiseaux en tant qu’individus qui se cachent pour mourir que des espèces entières qui s’éteignent sans qu’on le remarque. Des oisillons qui ne voient tout simplement jamais le jour, leurs parents n’ayant plus retrouvé, au retour de leur migration, les bois et les landes où ils nichent normalement, ou n’étant pas parvenus à destination, faute d’avoir pu se nourrir en chemin. Des populations qui déclinent en silence, sur des îles lointaines rongées par la montée des eaux et dénudées par l’introduction d’espèces invasives.

On parle peu de cette lente extinction. Occasionnellement, la presse spécialisée tente de nous alerter à ce sujet, mais il reste que dans les faits, la silencieuse disparition de 3 milliards d’oiseaux n’est pas un sujet qui doit ressortir souvent dans les cinq à sept et les soupers de famille.

On serait plutôt mal venu de nous blâmer, après tout nos cieux restent remplis d’oiseaux et nos banlieues bruissent de chants. Les pigeons, les moineaux et les carouges peuplent nos villes, ils semblent tissés à même l’air qui nous entoure. Sur le bord de nos rivières nichent les canards branchus et les aigrettes, des colverts bonasses et des bernaches qui viennent manger dans les mains tendues des petits enfants. Et sur nos lacs, le beau cri du huard, si pur et trompeur : comment ne pas croire en l’indestructibilité de la nature quand il retentit dans l’air du soir ?

Nous réagirions sans doute plus si des hécatombes aviaires nous tombaient dessus régulièrement. Mais les chiffres sont là : malgré les efforts, souvent fructueux, des organismes de protection de la faune aviaire, plusieurs espèces disparaissent, alors que d’autres vivotent au bord de l’extinction. Certains diront que c’est bien triste, mais qu’une paruline azurée pèse bien peu dans la terrible balance de l’actualité. Pourtant, ces beaux oiseaux qui peinent à exister sont les canaris dans la mine à ciel ouvert qu’est devenue la planète.

La Grosse, elle, a eu une deuxième chance. Dorlotée et domestiquée, elle est sortie un matin, l’œil vif et la patte alerte, telle une jeune poulette au sommet de sa forme. J’étais contente, et pas trop étonnée : les oiseaux sont d’une robustesse extraordinaire. Mais il y a des limites à leur adaptabilité, et si le déclin de ces bêtes si résilientes nous dit quelque chose, c’est bien que le monde est de moins en moins habitable. Alors on devrait peut-être les écouter avant de ne plus les entendre.

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