Nous sommes le 2 mars 2024, 11 h du matin pile.

Mon vieux vieux chum Gilles Plante s’est fait injecter, il y a une heure, l’élixir qui l’a catapulté quelque part, dans le cosmos. Une potion magique qu’on appelle l’aide médicale à mourir. Là-bas, au fin fond du bonheur, à River John, en Nouvelle-Écosse.

Gilles, c’est l’Al Zheimer d’une chronique écrite il y a plus d’un an⁠1. Celui qui a vécu pendant sept ans avec une saloperie : l’alzheimer précoce.

Soixante-sept ans, comme moi. Et il a décidé lui-même, en toute lucidité, malgré la maladie, de lever les feutres aujourd’hui.

J’ai une boulette à la hauteur du sternum et je suis un peu groggy, suspendu au 12e étage de mon édifice, dans Saint-Roch, à Québec, un samedi matin où j’observe la vie urbaine momifiée, et mon existence en suspension depuis le lever.

Je fantasme une présence de quelques secondes auprès de lui ce matin, le voir nous sourire une dernière fois et nous lancer : « Salut, les boys, prenez soin de Sheree, là ! Je me fie à vous autres, mes deux pas bons ! »

Sheree Fitch est sa merveilleuse conjointe écrivain.

J’ai vu ma mère se faire débrancher, connectée de toutes parts qu’elle était, après sa noyade ou son AVC, on ne saura jamais. Elle a changé de couleur, tout en douceur. Ce triste rituel est quelque part salvateur ; en tout cas, il l’a été pour moi. J’espère qu’il le sera pour Sheree.

Avec l’autre membre du trio ancestral, Daniel Lavoie, on est allés passer quelques jours avec Gilles en février. Plus de 50 ans d’amitié tous les trois. Une visite au salon funéraire comme on l’a déconnée tous les trois.

Complètement dingues, on a expliqué à Gilles en arrivant que notre visite était surtout destinée à se partager sa garde-robe !

On a senti que notre arrivée lui faisait du bien, lui donnait un peu d’air, en fait, changeait l’air ambiant. Sheree et lui pataugeant dans cette attente mortifère depuis trop longtemps.

Le soir, on écoutait Trailer Park Boys, une série télé délirante. Ça nous ressemblait, dans le registre de notre amitié, comme cela a toujours été, rire à se fendre la gueule.

Pendant ces trois jours, on n’a pas changé nos habitudes, ça sortait vrai, sans faux-fuyants. On a conjugué la mort à tous les temps, sans gêne.

Gilles Plante a toujours été courageux. Pas le genre à ronchonner, s’autoflageller, et donc, il nous a quand même été difficile de décoder s’il avait la chienne ou s’il nous répondait par des bravades, par contenance pour ménager sa blonde, dont un des deux fils est décédé il y a tout juste cinq ans, et sa propre mère le samedi précédant l’envol de Gilles…

Vous conviendrez que ça fait beaucoup pour les épaules et le petit cœur d’un même humain… Héroïque, Sheree Fitch !

On a dit à notre homme qu’une fois rendu je ne sais où, il devait préparer notre arrivée et qu’on voulait que ce soit bien fait. Parce qu’avec la vie de patachon qu’on a menée, on ne voyait pas comment ça pourrait vraiment trop s’étirer, on n’est pas équipés pour veiller tard.

En le quittant, on s’est fait des accolades, trop pudiques comme à l’accoutumée. On lui a dit qu’on l’aimait, trop couillons pour l’exprimer à la première personne. On a substitué par notre grande spécialité, les conneries…

Mais on se comprenait parfaitement dans nos non-dits.

Le mercredi avant son départ, on s’est fait un FaceTime tous les trois pour la dernière fois. Avec la tonne de médocs à ingérer quotidiennement, qui lui ravageait l’intérieur comme autant de déversements de Drano, on sentait l’exaspération, le goût d’en finir, de tirer le bouchon.

Ce matin, je me demande comment il se sentait dans l’heure qui précède le calmant, qui précède la dose létale, qui précède l’envol.

À l’instant où j’écris, il sait, lui, maintenant, s’il y a quelque chose à savoir. Ce dont on a discuté, tellement souvent, dans tous les états : l’au-delà.

Ce serait chouette que tu donnes signe de vie, mon beau bonhomme ! Enfin, signe de vie… tu comprends ce qu’on veut dire, un coucou, quoi que tu nous racontes.

Le grand corridor, ça débouche sur quoi ? T’atterris où ? Qui était là, à l’entrée, à l’inscription ? Le cover charge, c’est combien ? Ils t’ont fait passer des tests ?

J’peux pas croire que tu te sois consumé et plus rien ! C’est ce que j’ai cyniquement toujours pensé, mais aujourd’hui, parce que c’est toi, on dirait que j’ai moins le goût, tout à coup, je voudrais être surpris.

Parce que c’est toi, j’oserais espérer que t’es au moins devenu, je ne sais pas, moi, un atome de carbone, par exemple ? Ça a participé à créer la vie ça, cet atome-là !

Maudite journée de marde ! Journée de néant, journée de trop.

Ça m’écœure que tu sois parti. Surtout à cause de cette merde-là. T’aurais pu tirer un autre billet que celui-là, non ? Pas fort, mon chum !

Ta bouille m’est devenue évanescente depuis le réveil. T’es où, le gros ?

Tu nous as sacrés là, en ballant, en nous rappelant que la fin ce n’est pas seulement dans un alexandrin, c’est vrai.

Pis là, avant que je m’étouffe avec, j’te lâche le morceau, en braillant comme un veau : crisse qu’on t’a aimé, Gilles Plante !

1. Lisez la chronique « Mon ami Al Zheimer » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

Entre nous

S’il me reste quelque chose du départ de Gilles, et des sept années qui l’ont précédé, c’est que je me sens plus équipé pour faire face à la fin de ma vie si j’ai accès à l’aide médicale à mourir (AMM). Si la mort me faisait peur, c’est moins le cas aujourd’hui avec la perspective d’un certain contrôle sur celle-ci. Une question morale difficile pour les législateurs, on comprend, mais je ne me pose plus la question concernant l’accessibilité ultime à cet outil, même de façon anticipée, pour les victimes d’alzheimer.

Allez ! On avance, les gouvernements !