On n’a plus les printemps qu’on avait, c’est le moins qu’on puisse dire. Durant la semaine de relâche, les enfants sont allées faire une longue promenade à vélo sous le soleil, sans manteau. Elles sont revenues les joues roses et les cheveux en bataille, contentes et excitées, mais on les sentait un peu hésitantes dans l’expression de leur joie, un peu trop au courant que ce n’est pas tout à fait normal de se claquer la tournée des parcs un 4 mars.

Elles avaient roulé le long de la rivière, passé le lieu où s’était installée un peu après Noël la petite communauté de cabanes de pêcheurs. Ils n’étaient plus là, évidemment, la police ayant débarqué quelques jours plus tôt pour les intimer de défaire leur campement, s’attirant comme toujours les quolibets et les protestations des gars qui seraient bien restés encore un peu, et n’en revenaient pas d’avoir à tout démanteler fin février.

C’est le même manège chaque année, les policiers doivent toujours insister au travers de leurs porte-voix, « Enweye, Steve, attends pas que la glace a fonde en dessous de ton pick-up ! », et Steve qui se remballe en ronchonnant, parce que la pêche blanche est bien plus qu’une histoire de barbue de rivière et de brochet.

Nul besoin d’avoir déjà taquiné la perchaude pour savoir que c’est autre chose qu’ils espèrent attraper avec leurs lignes fichées dans la neige : un peu de paix, de silence, l’impression de revenir aux sources et de n’avoir de comptes à rendre à personne.

Les cabanes n’étaient plus là, donc, mais trois types tenaient tête au printemps, assis tout seuls sur la glace d’une inquiétante opacité – pas vrai, semblaient dire leurs postures rigides et leurs défiantes brimbales, que la saison de pêche va se terminer début mars. Les filles ont poursuivi leur route, cheveux au vent, filant devant le large trou entretenu tout l’hiver par des amateurs de baignade en eau froide, puis le long de la plage où les premières bernaches trompetaient parmi les goélands.

Trois jours plus tard, la rivière était libérée des glaces, avec un bon mois d’avance sur l’horaire habituel. Les oies et les canards, qui avaient eu le mémo je ne sais comment, étaient au rendez-vous. Ils sont aussi fiables que les policiers et leurs porte-voix. Un matin, on se lève, on ouvre la fenêtre, et le monde est empli de leurs chants. Alors on sait qu’on n’a pas affaire à un simple redoux et que le printemps est là, et on se sent forte et pleine de cette allégresse un peu chauvine voulant que nulle part ailleurs la belle saison ne soit aussi belle. Puis on jette un coup d’œil au calendrier, et aux nouvelles, et on se dit qu’il serait peut-être un peu naïf, voire carrément malvenu, d’être encore heureuse d’un printemps aussi pressé de nous chauffer la couenne.

Pourtant, il y a longtemps qu’on nous dit que l’allégresse printanière est dans notre ADN, sculpté par celui de nos ancêtres qui accueillaient les premiers ruissellements comme une nouvelle naissance après avoir passé l’hiver encabanés. Mais l’insouciance se porte moins bien aujourd’hui qu’à cette époque pourtant pas si lointaine où je traînais dans la gadoue de mars des bas de salopette perpétuellement mouillés et toujours tachés de calcium.

Les printemps d’alors prenaient leur temps, ils préparaient leur arrivée à coup de petits redoux, mais même quand ça dégoulinait de partout, on savait bien qu’il ne fallait rien tenir pour acquis.

On ne connaissait que trop bien les sournoises tempêtes d’avril, elles débarquaient en trombe juste comme nous baissions la garde. S’agissait qu’un voisin s’enhardisse à sortir le mobilier de patio pour que ça nous tombe dessus, 20, 30 centimètres, et voilà qu’on ressortait les salopettes croûtées de sel pour aller manger de la tire et des bines sur des grandes tables aux nappes carreautées.

J’habitais à l’époque loin des colverts et des bernaches, mais je pouvais me fier aux fleurs pour confirmer que là, oui, c’était pour de bon. Lorsque les perce-neige et les scilles de Sibérie se pointaient la corolle dans la cour, c’était signe qu’on pouvait se laisser aller au beau sentiment victorieux des fins d’hiver et que sur les terrasses, en ville, des idylles écloraient elles aussi sous le soleil.

Mais même les fleurs ont été prises de court cette année, et la petite clairière de laquelle les trilles assistent normalement à la débâcle est encore glabre. Elles finiront par pousser, bien sûr, et des enfants continueront à revenir de leurs promenades à vélo avec les cheveux en bataille et le cœur picoté par l’ivresse printanière, mais l’insouciance d’autrefois s’en est allée, emportée par nos erreurs passées et notre conscience actuelle. Je me demande, parfois, si elle n’est pas une espèce en voie de disparition.

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